Comment jouer Les Bonnes

07/06/2017

Texte :

Comment jouer Les bonnes 

Furtif. C'est le mot qui s'impose d'abord. Le jeu théâtral des deux actrices figurant les deux bonnes doit être furtif. Ce n'est pas que des fenêtres ouvertes ou des cloisons trop minces laisseraient les voisins entendre des mots qu'on ne prononce que dans une alcôve, ce n'est pas non plus ce qu'il y a d'inavouable dans leurs propos qui exige ce jeu, révélant une psychologie perturbée : le jeu sera furtif afin qu'une phraséologie trop pesante s'allège et passe la rampe. Les actrices retiendront donc leurs gestes, chacun étant comme suspendu, ou cassé. Chaque geste suspendra les actrices. Il serait bien qu'à certains moments elles marchent sur la pointe des pieds, après avoir enlevé un ou les deux souliers qu'elles porteront à la main, avec précaution, qu'elles le posent sur un meuble sans rien cogner - non pour ne pas être entendues des voisins d'en dessous, mais parce que ce geste est dam le ton.

Quelquefois, les voix aussi seront comme suspendues et cassées.
Ces deux bonnes ne sont pas des garces : elles ont vieilli, elles ont maigri dam la douceur de Madame. Il ne faut pas qu'elles soient jolies, que leur beauté soit donnée aux spectateurs dès le lever du rideau, mais il faut que tout au long de la soirée on les voie embellir jusqu'à la dernière seconde. Leur visage, au début, est donc marqué de rides aussi subtiles que les gestes ou qu'un de leurs cheveux. Elles n'ont ni cul ni seins provocants : elles pourraient enseigner la piété dans une institution chrétienne. Leur œil est pur, très pur, puisque tous les soirs elles se masturbent et déchargent en vrac, l'une dans l'autre, leur haine de Madame.
Elles toucheront aux objets du décor comme on feint de croire qu'une jeune fille cueille une branche fleurie. Leur teint est pâle, plein de charme. Elles sont donc fanées, mais avec élégance ! Elles n'ont pas pourri. Pourtant, il faudra bien que de la pourriture apparaisse : moins quand elles crachent leur rage que dans leurs accès de tendresse.
Les actrices ne doivent pas monter sur la scène avec leur érotisme naturel, imiter les dames de cinéma. L'érotisme individuel, au théâtre, ravale la représentation.
Les actrices sont donc priées, comme disent les Grecs, de ne pas poser leur con sur la table.
Je n'ai pas besoin d'insister sur les passages « joués » et les passages sincères : on saura les repérer, au besoin les inventer.

Quant aux passages soi-disant « poétiques », ils seront dits comme une évidence, comme lorsqu'un chauffeur de taxi parisien invente sur-le-champ une métaphore argotique : elle va de soi. Elle s'énonce comme le résultat d'une opération mathématique : sans chaleur particulière. La dire même un peu plus froidement que le reste.
L'unité du récit naîtra non de la monotonie du jeu, mais d'une harmonie entre les parties très diverses, très diversement jouées. Peut-être le metteur en scène devra-t-il laisser apparaître ce qui était en moi alors que j'écrivais la pièce, ou qui me manquait si fort : une certaine bonhomie, car il s'agit d'un conte.
« Madame », il ne faut pas l'outrer dans la caricature. Elle ne sait pas jusqu'à quel point elle est bête, à quel point elle joue un rôle, mais quelle actrice le sait davantage, même quand elle se torche le cul ?
Ces dames - les Bonnes et Madame - déconnent ?
Comme moi chaque matin devant la glace quand je me rase, ou la nuit quand je m'emmerde, ou dans un bois quand je me crois seul : c'est un conte, c'est-à-dire une forme de réât allégorique qui avait peut-être pour premier but, quand je l'écrivais, de me dégoûter de moi-même en indiquant et en refusant d'indiquer qui j'étais, le but second d'établir une espèce de malaise dans la salle... Un conte ... Il faut à la fois y croire et refuser d'y croire, mais afin qu'on y puisse croire il faut que les actrices ne jouent pas selon un mode réaliste.

Sacrées ou non, ces bonnes sont des monstres, comme nous-mêmes quand nous nous rêvons ceci ou cela. Sans pouvoir dire au juste ce qu'est le théâtre, je sais ce que je lui refuse d'être : la description de gestes quotidiens vus de l'extérieur : je vais au théâtre afin de me voir, sur la scène (restitué en un seul personnage ou à l'aide d'un personnage multiple et sous forme de conte) tel que je ne saurais - ou n'oserais - me voir ou me rêver, et tel pourtant que je me sais être. Les comédiens ont donc pour fonction d'endosser des gestes et des accoutrements qui leur permettront de me montrer à moi-même, et de me montrer nu, dans la solitude et son allégresse.

Une chose doit être écrite : il ne s'agit pas d'un plaidoyer sur le sort des domestiques. Je suppose qu'il existe un syndicat des gens de maison - cela ne nous regarde pas. Lors de la création de cette pièce, un critique théâtral faisait la remarque que les bonnes véritables ne parlent pas comme celles de ma pièce : qu'en savez-vous ?

Je prétends le contraire, car si j'étais bonne je parlerais comme elles. Certains soirs. Car les Bonnes ne parlent ainsi que certains soirs : il faut les surprendre, soit dans leur solitude, soit dans celle de chacun de nous.
Le décor des Bonnes. Il s'agit, simplement, de la chambre à coucher d'une dame un peu cocotte et un peu bourgeoise. Si la pièce est représentée en France, le lit sera capitonné - elle a tout de même des domestiques - mais discrètement. Si la pièce est jouée en Espagne, en Scandinavie, en Russie, la chambre doit varier. Les robes, pourtant, seront extravagantes, ne relevant d'aucune mode, d'aucune époque. Il est possible que les deux bonnes déforment, monstrueusement, pour leur jeu, les robes de Madame, en ajoutant de fausses traînes, de faux jabots, les fleurs seront des fleurs réelles, le lit un vrai lit. Le metteur en scène doit comprendre, car je ne peux tout de même pas tout expliquer, pourquoi la chambre doit être la copie à peu près exacte d'une chambre féminine, les fleurs vraies, mais les robes monstrueuses et le jeu des actrices un peu titubant.

Et si l'on veut représenter cette pièce à Épidaure ? Il suffirait qu'avant le début de la pièce les trois actrices viennent sur la scène et se mettent d'accord, sous les yeux des spectateurs, sur les recoins auxquels elles donneront les noms de lit, fenêtre, penderie, porte, coiffeuse, etc. Puis qu'elles disparaissent, pour réapparaître ensuite selon l'ordre assigné par l'auteur. 

Étude du texte :

Plusieurs remarques :

  • Le terme "furtif" a pour sens éthymologique "voleur"
  • Le premier commentaire est réalisé sur le jeu des comédiennes : il est demandé d'alléger le jeu
  • Description d'un embellissement tragique : les deux bonnes au début soumises vont devenir héroïnes tragiques et prendre la place de personnages principaux
  • Mélange de entre la pulsion du crime (vocabulaire choquant et extrêmement familier) et de la piété, pureté angélique (vocabulaire poétique) → Dualité Angélisme/Criminalité
  • Vocabulaire tendancieux, scènes érotiques → exprime l'ambiguïté érotique entre les personnages
  • Pulsions sadomasochistes avec l'infligation et l'acceptation d'humiliations
  • Les passages dit "joués" correspondent à "la cérémonie". On les distingues par l'usage du vouvoiement, le ton employé, les prénoms et les costumes
  • L'auteur qualifie sa pièce de "conte" → détour vers un apologue, la pièce signifie quelque chose
  • Rôle cathartique puisque met à nu l'auteur et le spectateur en dévoilant la dualité et l'humanité de l'être humain
  • Objectifs de cette pièce : se dégouter de lui-même en se mettant à nu + établir un malaise dans la sallle

il faut y croire et refuser d'y croire

- Jean Genet

  • "y croire" car la pièce est inspirée d'un fait réel / "ne pas y croire" car représentation de l'excèse, du malaise, possible rejet de ce qui se passe sur scène
  • La pièce n'est pas un plaidoyer du sort des domestiques, elle cherche à reveler la perversité du genre humain
  • Pièce intemporelle et universelle
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