Dénouement
Scène de fin - Les Bonnes, Jean Genet
Texte
Claire, (dolente, voix de Madame) : Fermez la fenêtre et tirez les rideaux. Bien.
Solange : Il est tard. Tout le monde est couché. Ne continuons pas.
Claire, (elle fait de la main le geste du silence) : Claire, vous verserez mon tilleul.
Solange : Mais...
Claire : Je dis mon tilleul.
Solange : Nous sommes mortes de fatigue. Il faut cesser. (Elle s'assoit dans le fauteuil)
Claire : Ah ! Mais non ! Vous croyez, ma bonne, vous en tirer à bon compte ! Il serait trop facile de comploter avec le vent de faire de la nuit sa complice.
Solange : Mais...
Claire : Ne discute pas. C'est à moi de disposer en ces dernières minutes. Solange, tu me garderas en toi.
Solange : Mais non ! Mais non ! Tu es folle. Nous allons partir ! Vite, Claire. Ne restons pas. L'appartement est empoisonné.
Claire : Reste.
Solange : Claire, tu ne vois donc pas comme je suis faible ? Comme je suis pâle ?
Claire : Tu es lâche. Obéis-moi. Nous sommes tout au bord. Solange. Nous irons jusqu'à la fin. Tu seras seule pour vivre nos deux existences. Il te faudra beaucoup de force. Personne ne saura au bagne que je t'accompagne en cachette. Et surtout, quand tu seras condamnée, n'oublie pas que tu me portes en toi. Précieusement. Nous serons belles, libres et joyeuses, Solange, nous n'avons plus une minute à perdre. Répète avec moi...
Solange : Parle, mais tout bas.
Claire, (mécanique) : Madame devra prendre son tilleul.
Solange, (dure) : Non, je ne veux pas.
Claire, (la tenant par les poignets) : Garce ! Répète. Madame prendra son tilleul.
Solange : Madame prendra son tilleul...
Claire : Car il faut qu'elle dorme ...
Solange : Car il faut qu'elle dorme ...
Claire : Et que je veille.
Solange : Et que je veille.
Claire, (elle se couche sur le lit de Madame) : Je répète. Ne m'interromps plus. Tu m'écoutes ? Tu m'obéis ? (Solange fait oui de la tête) Je répète ! Mon tilleul !
Solange, (hésitant) : Mais ...
Claire : Je dis ! Mon tilleul.
Solange : Mais, madame . . .
Claire : Bien. Continue.
Solange : Mais, madame, il est froid.
Claire : Je le boirai quand même. Donne. (Solange apporte le plateau) Et tu l'as versé dans le service le plus riche, le plus précieux...
(Elle prend la tasse et boit pendant que Solange, face au public, reste immobile, les mains croisées comme par des menottes)
Fin
Introduction
- Écrivain français
- XXème siècle
- A connu la délinquance et la prostitution
- Premiers ouvrages rédigés en prison (1938)
- Ami d'auteurs célèbres comme Cocteau ou Sartres → lui permet d'acquérir une certaine notoriété
Il créé Les Bonnes en 1947 :
- Inspirée de l'assassinat sauvage de Mme Lancelin et de sa fille par deux sœurs qu'elles employaient comme domestiques → l' « Affaire des sœurs Papin » a donné lieu a de nombreux débats et inspiré de nombreux auteurs : les maîtresses assassinées n'étaient en effet pas repréhensibles, le meurtre était-il basé sur des raisons sociales ? psychologiques ?
- Met en scène deux bonnes et leur maîtresse, et les relations complexes de domination/soumission et de haine/amour qui les relient
Contexte : Les deux sœurs, domestiques pour le compte de Madame, jouent chaque soir le personnage de leur maîtresse qu'elles envisagent d'assassiner lors d'une cérémonie fantasmée → Elles rejouent soir après soir le meurtre de Madame avant son retour pour éviter de le faire pour de vrai : Catharsis.
Des lettres anonymes de dénonciation ont conduit à l'arrestation de Monsieur, dans un réel extérieur qui se manifeste à travers le téléphone.
Madame vient de partir pour rejoindre Monsieur, et n'a pas bu le tilleul empoisonné. Se croyant découvertes et condamnées, Solange et Claire pensent d'abord à prendre la fuite avant de reprendre, pour échapper à la réalité, le jeu de rôle inauguré dans la première partie. Après une longue tirade de Solange, plongée dans la "cérémonie" jusqu'au meurtre de Claire/Madame, puis son exécution fantasmée par un bourreau qui "lui chuchote des mots d'amour" et la "berce", Claire prend le relais de sa soeur et joue à son tour le rôle de Madame comme au tout début de la pièce. La tirade de Solange a une grande importance car elle indique à sa soeur l'issue fatale et logique → Claire/Madame doit mourir et Solange doit devenir criminelle pour être exécutée.
Épuisée et desespérée, Solange décide alors de renoncer au jeu, mais Claire refuse, bien décidée à jouer son rôle jusqu'au bout : c'est le passage qui correspond à cet extrait.
Le texte est divisé en trois parties :
- Tentatives de reprendre la cérémonie (lignes 1 à 14)
- Claire impose son suicide à Solange de manière implicite (lignes 15 à 33)
- Accomplissement de la tragédie où se rejoignent jeu et réalité (lignes 34 à la fin)
Quel sens peut-on donner à ce dénouement ?
I - Le difficile achèvement de la "cérémonie"
A) Une reprise difficile du jeu de rôle
Plusieurs indices permettent de prouver que Claire reprend le jeu pour endosser le rôle de Madame comme au tout début de la pièce. Cette dernière scène permet donc de terminer la pièce par un effet de circularité.
Claire : endosse à nouveau le rôle de Madame, plusieurs indices traduisent la reprise de la "cérémonie :
- Répliques beaucoup plus courtes qu'au début de la pièce → résolution qu'elle vient de prendre + instauration registre tragique
- Didascalie "dolente, voix de Madame" → révèle le jeu de rôle
- Impératifs "fermez" ; "tirez" + futur à valeur jussive "vous verserez" → elle incarne l'autorité
- Domination physique "elle fait de la main le geste du silence"
- Vouvoiement "fermez" ; "vous verserez" → établit une distance
- Elle l'appelle "Claire" → impose la cérémonie à sa soeur
Tous ces éléments la rétablissent dans sa position de dominante : elle incarne à nouveau le rôle de Madame, tout comme dans la scène d'exposition → circularité du texte
Solange : refuse d'abord de jouer à nouveau son rôle + manifeste de nombreuses hésitations
Elle ne cesse de s'opposer à la reprise du jeu :
- Répétition de la conjonction exprimant l'opposition "Mais" suivie de points de suspension qui marquent l'hésitation "Mais.."
- Présentation d'arguments qui sont des prétextes à faire cesser le jeu "Il est tard. Tout le monde est couché." ; "Nous sommes mortes de fatigues" ; "il est froid"
- Attitude physique "elle s'assoit dans le fauteil" → épuisement + soumission
- Répliques brèves en gradations "ne continuons pas" ; "Il faut cesser" ; "Mais non ! Mais non !" ; "Nous allons partir !" ; "Ne restons pas" → exprime le refus
- Elle l'appelle "Claire"
Ainsi, la faiblesse de Solange transparaît dans son attitude comme dans ses paroles, et dans sa volonté de fuir. Dans cette difficile conclusion de cérémonie, c'est Claire qui domine nettement face à sa soeur, et va imposer ce qu'elle envisage comme le seul dénouement possible.
B) Reprise du jeu menée par Claire
Finalement, le jeu rejoint la réalité de manière tragiquent dans cette dernière scène, à l'initiative de Claire.
- Répliques polysémiques, à mi-chemin entre la "cérémonie" et la réalité : "il faut qu'elle dorme et que je veille" → a un sens dans la réalité (sommeil) et dans la cérémonie (mort)
- Expression de l'obligation "il faut" → nécessité, annonce le dénouement
Claire reprend le jeu de rôle en jouant son personnage de Madame et en ordonnant à sa soeur de lui verser son tilleul : autoritaire + dominatrice → Jeu, Mise en abyme théâtrale
Mais dans le même temps, Claire s'adresse à sa soeur et réclame le tilleul empoisonné → Réalité du suicide assisté par Solange et envisagé comme seule solution pour achever la cérémonie.
→ Elle mêle donc la cérémonie dans laquelle on assassine Madame et la réalité dans laquelle elle se suicide : c'est le jeu qui va rendre supportable la réalité pour les deux soeurs
Claire devient le metteur en scène de son propre suicide ; Solange en est la comédienne :
- Elle fait répeter son texte à Solange
- Emploi du futur → elle anticipe sur ce qui se passera après, elle a tout prévu
- Elle dirige au sens théâtral du terme sa comédienne "c'est à moi de disposer"
- Champ lexical de l'urgence "ces dernières minutes" ; "la fin" ; "nous n'avons plus une minute à perdre" → proximité du dénouement nettement progressif et linéaire
Transition : Ainsi, ce dénouement permet de résoudre magistralement le conflit entre la cérémonie et la réalite, entre le jeu et la vraie vie. Les deux se confondent dans ce dernier passage, tout comme les deux soeurs finiront par êtres réunies après la mort
II - Une communion dans la mort
A) Une mort et une condamnation inéluctable
- Remplacement du conditionnel par le futur de l'indicatif "nous irons" ; "tu seras" ; "personne ne saura" → certitude, valeur proleptique, aspect inéluctable de la mort ainsi annoncée appartient au registre tragique
- Dernière didascalie "Elle se couche sur le lit de Madame" → évocation d'un lit de mort, participe à la tension tragique
- Répliques courtes, espacées → Solennité
- Didascalie "Claire, mécanique" → Pantin, mécanique bien huilée, déshumanisation
Pourtant, la mort n'est pas présentée comme une issue malheureuse :
- Vocabulaire mélioratif "nous serons belles, libres et joyeuses" → rythme ternaire
- Associée à la mort annoncée : incarcération future de Solange évoquée de manière progressive par les didascalies "se tenant par les poignets" ; "les mains croisées comme par des menottes" → enfermement physique ≠ liberté mentale.
- L'enferment de Solange apparaît comme une libération de la bonne qui va échapper à la soumission en prenant son destin en main
B) La communion des deux soeurs
- Répliques de Claire "tu me garderas en toi" ; "tu me portes en toi" ; "je t'accompagne en cachette" ; "seule pour vivre nos deux existences" → Le personnage envisage une fusion des deux soeurs après la mort qui permettrait de résoudre leur dualité aliénante
- Acceptation progressive de Solange "Solange fait oui de la tête" ; "Mais, Madame" (= paradoxe car "Mais" → opposition / "Madame" → participation au jeu) ; "Solange apporte le plateau" → Prépare l'union, atténue le désaccord.
La dernière scène repose sur une tension mais également une certaine douceur apaisée.
- Assonance en (S) et en (CH) → douce, apaisante
- Dernière réplique "Et tu l'as versé dans le service le plus riche, le plus précieux..." → évoque celui de Madame, est symbolique. Elle semble donc jouer le rôle de Madame mais elle s'adresse à sa soeur car elle la tutoie → réalité du suicide
Conclusion
Cet extrait constitue donc la fin de la tragédie car il se termine traditionellement de façon funeste. Cette fin repose sur un registre exprimant la décision personnelle du personnage de Claire. Sa mort apparaît comme positive puisqu'elle constitue une réel apaisement : plus de perversité ou d'aliénation, la mort est libératrice et logique, elle ne semble être que l'unique solution à la cérémonie.
Ouverture :
- La réplique "Dépechez-toi" de Madame qui montre la dualité mais aussi l'union des Bonnes qui sont doubles et une à la fois