Honneur et Déshonneur des poètes

08/04/2017

Honneur ou Déshonneur des poètes ?

Les deux textes ainsi mis en regard sont au cœur d'une polémique essentielle à la compréhension de la question de l'engagement

Paul Éluard - Préface à l'Honneur des poètes (1943)

« Whitman animé par son peuple, Hugo appelant aux armes, Rimbaud aspiré par la commune, Maïakovski exalté, exaltant, c'est vers l'action que les poètes à la vue immense sont, un jour où l'autre, entrainés. Leur pouvoir sur les mots étant absolu, leur poésie ne saurait jamais être diminuée par le contact plus ou moins rude du monde extérieur. La lutte ne peut que leur rendre des forces. Il est temps de redire, de soutenir que tous les hommes sont ou peuvent être à l'échelle du poète ;

Devant le péril aujourd'hui couru par l'homme, des poètes nous sont venus de tous les points de l'horizon français. Une fois de plus la poésie mise au défi se regroupe, retrouve un sens précis à sa violence latente, crie, accuse, espère. »

Introduction

Eugène Émile Paul Grindel, dit Paul Éluard, est un poète français né à Saint Denis le 14 décembre 1895 et mort à Charenton-le-Pont le 18 novembre 1952. Il adhère au dadaïsme et devient l'un des piliers du surréalisme en ouvrant la voie à une action artistique engagée. Pendant l'occupation allemande, il réunit une anthologie de poètes de la résistance qu'il préface. Ce recueil est publié en 2 volumes de manière clandestine en 1943.

I - Le rôle poétique de la poésie

Selon Éluard, les poètes n'ont pas à craindre de se confronter avec la réalité : « leur poésie ne saurait jamais être diminuée par le contact plus ou moins rude du monde extérieur ». Bien au contraire, ils y puiseraient leur force « la lutte ne peu que leur rendre des forces ». Par ailleurs, il rappelle que les poètes sont « des hommes comme les autres », ce qui inscrit son œuvre dans une conception du poète et de son rôle particulier. A ce titre, il est normal qu'ils formulent des opinions. Il voit enfin dans la guerre un défi qui redonne à la poésie l'occasion de laisser s'exprimer sa « violence latente ».

Le texte est porté par un souffle lyrique :

  • Lexique du combat aux accents épiques « appelant aux armes » ; « action » ; « lutte » ; « péril » ; « crie, accuse, espère »

Mais il s'agit bien d'un discours et non d'un récit. Ce discours est marqué par les différentes formes d'amplification et d'exaltation : « poètes à la vue immense » ; « il est temps de redire, de proclamer » ; « des poètes sont venus de tous les points de l'horizon français »

Éluard tient à inscrire son recueil dans une tradition littéraire de l'engagement, dont il énumère les principales figures.

Figures de l'engagement :

  • Victor Hugo, lors du coup d'État du 2 décembre 1851, dénonce violemment celui qu'il nommait « Napoléon le petit », et est contraint à l'exil
  • Rimbaud lui apprend avec enthousiasme l'établissement de la Commune de Paris en 1871, et en témoigne dans ses poèmes. Mais sa participation est incertaine car il affirme ses convictions pacifistes dans « Le Dormeur du Val »
  • Whitman poète américain, défend la démocratie avec ardeur
  • Maïakovski poète soviétique, exalte la révolution russe de 1917

Les références proposées ici par Éluard sont donc empruntées à des univers littéraires et géographiques variés, mais concernent toutes un engagement en faveur du peuple opprimé.

II - Le pouvoir des poètes

Pour Éluard, le pouvoir des poètes c'est leur « pouvoir sur les mots » qu'il qualifie d'« absolu » ; Dès lors, c'est à eux que revient le devoir de dire le réel qui les entoure, d'interpréter et de provoquer les réactions du lecteur qu'il n'est plus temps de simplement divertir. Éluard rappelle le « péril aujourd'hui couru par l'homme », il appelle à l'engagement car la poésie a le pouvoir de changer les choses. Il ne limite pas son engagement à des enjeux nationaux ou politiques ; c'est une certaine idée de l'homme qu'il convient ici de sauver.



Benjamin Péret - Le déshonneur des poètes (1945)

« En réalité, tous les auteurs de cette brochure partent sans l'avouer ni se l'avouer d'une erreur de Guillaume Apollinaire et l'aggravent encore. Apollinaire avait voulu considérer la guerre comme un sujet poétique. Mais si la guerre, en tant que combat et dégagée de tout esprit nationaliste, peut à la rigueur demeurer un sujet poétique, il n'en est pas de même d'un mot d'ordre nationaliste, la nation en question fut-elle, comme la France, sauvagement opprimée par les nazis. L'expulsion de l'oppresseur et la propagande en ce sens sont du ressort de l'action politique, sociale ou militaire, selon qu'on envisage cette expulsion d'une manière ou d'une autre. En tout cas, la poésie n'a pas à intervenir dans le débat autrement que par son action propre, par sa signification culturelle même, quitte aux poètes à participer en tant que révolutionnaires à la déroute de l'adversaire nazi par des méthodes révolutionnaires, sans jamais oublier que cette oppression correspondait au vœu, avoué ou non, de tous les ennemis - nationaux d'abord, étrangers ensuite - de la poésie comprise comme libération totale de l'esprit humain car, pour paraphraser Marx, la poésie n'a pas de patrie puisqu'elle est de tout les temps et de tout les lieux.

Il y aurait encore beaucoup à dire de la liberté si souvent évoquée dans ces pages. D'abord, de quelle liberté s'agit-il ? De la liberté pour un petit nombre de pressurer l'ensemble de la population ou de la liberté pour cette population de mettre à la raison ce petit nombre de privilégiés ? De la liberté pour les croyants d'imposer leur dieu et leur morale à la société tout entière ou de la liberté pour cette société de rejeter Dieu, sa philosophie et sa morale ? La liberté est comme « un appel d'air », disait André Breton, et, pour remplir son rôle, cet appel d'air doit d'abord emporter tous les miasmes du passé qui infestent cette brochure. Tant que les fantômes malveillants de la religion et de la patrie heurteront l'aire sociale et intellectuelle sous quelques déguisements qu'ils empruntent, aucune liberté ne sera concevable : leur expulsion préalable est une des conditions capitales de l'avènement de la liberté. Tout « poème » qui exalte une « liberté » volontairement indéfinie, quand elle n'est pas décorée d'attributs religieux ou nationalistes, cesse d'abord d'être un poème et, par suite, constitue un obstacle à la libération totale de l'homme, car il le trompe en lui montrant une « liberté » qui dissimule de nouvelles chaînes. Par contre, de tout poème authentique s'échappe un souffle de liberté entière et agissante, même si cette liberté n'est pas évoquée sous son aspect politique ou social, et, par là, contribue à la libération effective de l'homme »

Benjamin Péret est un auteur et poète surréaliste né le 4 juillet 1899 à Rezé et mort le 18 septembre 1959 à Paris. Engagé politiquement et militant en tant qu'individu, il considère toutefois qu'introduire une parole militante dans la poésie, ce serait trahir sa vocation première. Il réagit donc vivement à la publication clandestine aux Éditions de Minuit du recueil d'anthologie poétique réunit par Éluard en 1943 intitulé L'Honneur des poètes. Dans un pamphlet qui s'inscrit dans un registre polémique dès le titre Le Déshonneur des poètes, il s'y oppose violemment. Benjamin Péret reproche à cette poésie engagée de revenir à des formes et des valeurs qui contredisent la poésie authentique comme l'exigence révolutionnaire.

I - Les critiques de Péret

Benjamin Péret contredit les arguments avancés par Éluard. Selon lui, la « brochure » préfacée par Éluard contient un « mot d'ordre nationaliste » et s'apparente à de la « propagande ». Il condamne donc la soumission de la poésie à des impératifs patriotiques. Selon lui, la poésie « comprise comme libération totale de l'esprit humain » n'a pas de frontière. Péret évoque Apollinaire comme à l'origine d'une « erreur » que les poètes de L'Honneur des Poètes auraient « aggravée » : concevoir la guerre comme « sujet poétique ». Il refuse donc de donner les noms de ces poèmes : « cesse d'abord d'être un poème ».

Il reproche également à cette brochure d'être envahie par les « miasmes du passé », à savoir les « fantômes malveillants de la religion et de la patrie ». En prétendant défendre la « liberté », on laisserait ainsi revenir en force les idéologies aliénantes. Ainsi, le poème ne remplirait pas sa fonction libératrice, mais tromperait l'homme « en lui montrant une liberté qui dissimule de nouvelles chaines ».

Divers procédés du blâme évoquent le pamphlet :

  • Dénonciation des « auteurs de cette brochure » comme porteurs d'un « mot d'ordre nationaliste » Accusation provocante puisque le nationalisme est caractéristique du nazisme
  • Expressions péjoratives « les miasmes » ; « infectent » ; « cette brochure » ; « les fantômes malveillants »illustre la poésie engagée
  • Réclamation de l' « expulsion préalable » de ces « fantômes »

II - Fonctions de la poésie

Selon lui, la poésie a une fonction universelle et existentielle qui doit dépasser les seuls enjeux ponctuels, historiques ou politiques. On reconnaît ici son appartenance au groupe surréaliste. Il cite André Breton qui définit la liberté comme un « appel d'air ». Le poème doit engendrer « la libération totale de l'Homme » ou « sa libération effective ». La liberté ainsi conçue n'est d'aucun parti, et ce serait restreindre, voire annihiler le pouvoir de la poésie que de l'assigner à la défense d'une cause précise.

Easy Study - Nous contacter : manongubeno@hotmail.fr
Optimisé par Webnode Cookies
Créez votre site web gratuitement ! Ce site internet a été réalisé avec Webnode. Créez le votre gratuitement aujourd'hui ! Commencer