Incipit - Les Gommes

16/02/2017

Le portrait du Patron

Les Gommes, premier roman d'Alain Robbe-Grillet (1922-2008), a été publié en 1953 et a reçu le prix Fénéon en 1954. Il est, comme La Jalousie, l'un des livres emblématique du Nouveau Roman.

Nouveau roman :

  • Rénove le roman
  • Absence de réalisme
  • Suppression de la notion de personnages
  • Suppression de la notion de psychologie
  • Place primordiale de la description lieux + objets

Auteurs les plus connus de ce mouvement : Nathalie Sarraute + Michel Butor

Dans le principe du Nouveau Roman, il n'y a pas de « personnages » au sens traditionnel du terme → le mot est mis entre guillemet pour souligner l'inadéquation que Robbe-Grillet qualifie de périmée (Cf. « Sur quelques notions périmées »)

Le mot « personnage » au sens traditionnel : Dans son article « Sur quelques notions périmées », Robbe-Grillet liste les procédés de construction du « personnage » :

  • Le nom
  • La généalogie
  • L'état civil
  • Le physique
  • L'attribution d'un caractère suffisamment particulier pour donner l'illusion de réalité et suffisamment général pour donner une former d'universalité car on parle de l'Homme en général

Le roman traditionnel peut être défini par le roman dit balzacien. Le personnage tel qu'il a été conçu a sacralisé le roman au cours de l'histoire. Mais pour le Nouveau Roman, ce personnage est inapte à représenter la condition de l'Homme Moderne.

La contestation de la figure de personnage est liée à a question de la représentation de l'Homme Le personnage n'est que le reflet d'une époque désormais révolue, celle de l'apogée de l'Individu (XVIIème siècle) qui est due au triomphe d'une idéologie et à la domination de la bourgeoisie.

Résumé Les Gommes :

Un jeune enquêteur, Wallas, reçoit le devoir d'éclaircir une affaire assez obscure : la mort de Daniel Dupont, une personne sans histoire qui habite dans une maison sur la rue des Arpenteurs. Le narrateur nous présente l'assassin (Garinati), on fait la connaissance du détective (Wallas) et celle de la victime (Daniel Dupont). Cependant, Daniel Dupont est-il vraiment mort ? Le reste de l'intrigue est construite sur l'enquête du jeune détective, ressemblant à un roman policier : Wallas se promène dans la ville, tourne en rond dans le temps et sa montre s'est arrêté à sept heures trente, heure présumée du meurtre. Il mesure la rue des Arpenteurs, enquête sur les Dupont, interroge des concierges - comme un vrai détective. Le narrateur introduit le lecteur dans le monde métaphysique en illustrant les dieux qui rient dans un coin de l'Olympe, au dessus de la tête de Wallas. Il se trouve que Daniel Dupont est en réalité bien en vie, et que le présumé assassin Garinati meurt.

L'action ne dure pas plus de 24 heures et est structurée en :

  • Un prologue
  • 5 chapitre (= 5 actes ?)
  • Un épilogue

Influence nettement théâtrale, puisque l'œuvre est une réécriture d'Oedipe Roi de Sophocle (enquête similaire), une tragédie grecque antique.

Les Gommes s'ouvre sur la figure du patron, effectuant machinalement les gestes matinaux dans le café des Alliés, 10 rue des Arpenteurs, dans une ville inconnue.

Texte

"Dans la pénombre de la salle de café le patron dispose les tables et les chaises, les cendriers, les siphons d'eau gazeuse ; il est six heures du matin.

Il n'a pas besoin de voir clair, il ne sait même pas ce qu'il fait. Il dort encore. De très anciennes lois règlent le détail de ses gestes, sauvés pour une fois du flottement des intentions humaines ; chaque seconde marque un pur mouvement : un pas de côté, la chaise à trente centimètres, trois coups de torchon, demi-tour à droite, deux pas en avant, chaque seconde marque, parfaite, égale, sans bavure. Trente et un. Trente deux. Trente trois. Trente quatre. Trente cinq. Trentre six. Trente sept. Chaque seconde à sa place exacte.

Bientôt malheureusement le temps ne sera plus le maître. Enveloppés de leur cerne d'erreur et de doute, les événements de cette journée, si minimes qu'ils puissent être, vont dans quelques instants commencer leur besogne, entamer progressivement l'ordonnance idéale, introduire çà et là, sournoisement, un einversion, un décalage, une confusion, une courbure, pour accomplir peu à peu leur oeuvre : un jour, au début de l'hiber, sans plan, sans direction, incompréhensible et monstrueux.

Mais il est encore trop tôt, la porte de la rue vient à peine d'être déverouillée, l'unique personnage présent en scène n'a pas encore recouvré son existence propre. Il est l'heure où les douze chaises descendent doucement des tables de faux marbre où elles viennent de passer la nuit. Rien de plus. Un bras machinal remet en place le décor.

Quand tout est prêt, la lumière s'allume...

Un gros homme est là debout, le patron, cherchant à se reconnaître au milieu des tables et des chaises. Au-dessusdu bar, la longue glace où flotte une image malade, le patron, verdâtre et les traits brouillés, hépatique et gras dans son aquarium.

De l'autre côté, derrière la vitre, le patron encore qui se dissout lentement dans le petit jour de la rue. C'est cette silhouette sans doute qui vient de mettre la salle en ordre ; elle n'a plus qu'à disparaître. Dans le miroir tremblote, déjà presque entièrement décomposé, le reflet de ce fantôme ; et au-delà, de plus en plus hésitante, la kyrielle indéfinie des ombres : le patron, le patron, le patron... Le Patron, nébuleuse triste, noyé dans son halo."


Dans quelle mesure cet incipit illustre-t-il la déconstruction du personnage et du genre romanesque ?


I - Quelques éléments traditionnels d'un incipit de roman

Ces éléments sont limités à :                                                                                  

  • Présentation d'un cadre spatio-temporel
  • Présence d'un personnage
  • Effet d'attente         


               A) La présentation d'un cadre spatio-temporel 

Cadre spatial précisé dès la première ligne : il s'agit d'une « salle de café » développée par l'expression des nombreux objets formant un décor en somme banal.

  • Énumération « les tables et les chaises, les cendriers, les siphons d'eau gazeuse »
  • Évocation des « tables de faux marbres » traditionnelles ; « le bar » ; « la longue glace » ; « la vitre »cohérence + réalisme du lieu
  • Précision « les douze chaises »réalisme

Cadre temporel est également évoqué : Il est « six heures du matin » ; « un jour au début de l'hiver » ; c'est « le petit jour » et il est « l'heure où les douze chaises descendent doucement des tables » Allitération en « d » + personnification des chaises qui semble avoir une vie autonome, scène familière et banale de l'ouverture d'un café

Banalité du moment évoque un quotidien monotone, idée de lassitude



            B) La découverte d'un personnage : « le patron » 

Le personnage est désigné par sa fonction, en accord avec le cadre spatio-temporel :

C'est « le patron » du café. Son identité n'est pas précisée → usage de l'article indéfini « le » qui implique le lecteur connaît ce personnage : effet in medias res 

Un portrait est rapidement esquissé et est conforme aux préjugés :

  • Caractérisé par sa corpulence « un gros homme » ; « gras »
  • Maladie de foie « une image malade » ; « verdâtre » ; « les traits brouillés » ; « hépatique » 

→ Présentation peu flatteuse d'un personnage en adéquation avec sa fonction (alcoolisme ?)

Il est également caractérisé par ses mouvements effectués mécaniquement → Portrait en mouvement

  • Évocation du « détail de ses gestes » ; « un pur mouvement »
  • Métonymie qui le réduit à « un bras machinal » qui accomplit des gestes quotidiens
  • Énumération « un pas de côté », « trois coups de torchons » ; « demi-tour à droite » ; « deux pas en avant »

Personnage automate, gestuelle mécanique

  • Précision de la mise en place des mouvements effectués « la chaise à trente centimètres » exagérée, chiffrée
  • Parataxe : Explication d'une attitude machinale du personnage somnambule « Il n'a pas besoin de voir clair, il ne sait même pas ce qu'il fait. Il dort encore."

C) Un effet d'attente

Cette situation initiale, ce quotidien d'un homme au travail, banal et monotone, semble être menacée par un élément perturbateur à venir.

Le texte au présent d'énonciation dans les deux premiers paragraphes devient au futur « sera » puis au futur proche « vont commencer » → imminence d'un changement

Prolepse narrative qui annonce une suite

  • Opposition : rigueur concrète, carrée, gestes machinaux ≠ une « courbure »
  • Indicateurs temporels : « bientôt » ; « dans quelques instants » ; « il est encore trop tôt » ; « pas encore » ; « progressivement » ; « peu à peu » → Effet d'attente qui intrigue le lecteur,
  • Événement négatif « malheureusement » : un événement va venir rompre la banalité de ce moment
  • Énumération : « une inversion, un décalage, une confusion, une courbure » → cet événement va venir perturber l'ordre

→ Incipit placé sous l'angle du commencement : prologue (= du grec prologos, pro = avant ; logos = le discours, la parole) qui correspond à la première partie d'une œuvre littéraire qui fait office d'introduction ou de préambule et sert à situer les personnages et l'action de l'œuvre

Transition : Ainsi, cet incipit du roman de Robbe-Grillet remplit sa fonction informative de façon assez limitée, tout en éveillant malgré tout la curiosité du lecteur qui s'attend à une rupture dans le récit. Toutefois, l'unique personnage du texte va progressivement perdre toute consistance

II - Le patron, un personnage romanesque déconstruit

A) Un personnage en lambeaux

Le personnage semble disparaître, perdre peu à peu sa consistance

  • Refus d'identité, il est désigné par sa fonction « Le Patron » puis devient un simple « bras machinal », un « gros homme » ; « une image malade » usage de l'article indéfini + vocabulaire = désacralisation du personnage
  • Champ lexical de l'imprécision « traits brouillés » ; « déjà presque entièrement décomposé » ; « cette silhouette » ; « le reflet de ce fantôme » ; « la kyrielle indéfinie des ombres » ; « nébuleuse triste »
  • Périphrase « silhouette » ; « reflet » ; « image » ; « kyrielle » ; « nébuleuse » → ôte la réalité concrète des personnages
  • Champ lexical du flou « flottement » ; « flotter » ; « cerne d'erreur et de doute » ; « confusion » → dématérialisation
  • Éloignement progressif du regard : narrateur omniscient → focalisation interne
  • Métaphore de l'aquarium « la vitre » ; « son aquarium » ; « le reflet »
  • Répétition en rythme ternaire « le patron, le patron, le patron » démultiplication, le miroir devient kaléidoscope : quête d'identité désormais impossible

→ Remise en question du personnage romanesque par la dissolution progressive  "dissoudre » ; « décomposé » : dilution de l'entité personnage sur laquelle repose le roman réaliste et par laquelle s'entretient l'illusion référentielle (= effet de réel)

Le personnage « gros » et « gras » perd peu à peu toute sa consistance pour devenir plus qu'une simple « nébuleuse » :

État solide « gros » ; « gras »État liquide « noyé » ; « flotte »État gazeux « halo » ; « nébuleuse"

· Prépondérance de l'objet insignifiant

  • Métonymie « un bras machinal » → mise en évidence du côté mécanique des gestes du personnage, personnage déshumanisé
  • Énumération « un pas de côté » ; « trois coups de torchons » ; « demi-tour à droite » ; « deux pas en avant » personnage automate + gestuelle mécanique
  • Réification du patron
  • Personnification des objets « les douze chaises descendent doucement des tables de faux marbres où elles viennent de passer la nuit »
  • Énumération « les tables et les chaises, les cendriers, les siphons d'eau gazeuse »évocation d'objets insignifiants (= qui ne signifient rien), aucun sens psychologique ou social

Pour Robbe-Grillet, les choses sont là, tout simplement.

Personnage dévalorisé tandis que les objets prennent une place plus grande : Le Nouveau Roman = le roman des objets

Transition : Le personnage romanesque est ainsi déconstruit, le genre lui-même est remis en question : effet de théâtralité qui insiste sur l'aspect fictif et détruit l'illusion de réel du texte

III - Théâtralité du texte


A) Les références au genre théâtral


  • Champ lexical du théâtre "les trois coups" ; "en scène" ; "le décor" ; "la lumière s'allume" → la scène romanesque devient une représentation théâtrale
  • Personnage du "patron" est implicitement désigné comme un personnage de théatre "l'unique personnage présent sur scène" évolue dans "un décor" → aspect fictionnel
  • Usage du présent à valeur d'énonciation "il est encore trop tôt" → elle se déroule au présent, comme au théâtre

B) Le prologue d'une tragédie

  • Référence à l'univers de la tragédie antique "de très anciennes lois règlent le détail de ses gestes" (Cf. Citation de Sophocle placée en épitaphe du roman)

Le temps qui veille à tout, a donné la solution malgré toi.

- Sophocle

L'œuvre est une réécriture d'Oedipe Roi de Sophocle

  • Usage du futur simple "sera" + présent à valeur de futur proche "vont dans quelques instants commencer" → présence du destin, fatalité : tout semble écrit
  • Importance du temps : compte des secondes "Trente et un. Trente deux. Trente trois. Trente quatre. Trente cinq. Trentre six. Trente sept. Chaque seconde à sa place exacte." avancée inexorable du temps vers un dénouement final
  • Champ lexical du temps "seconde" ; "six heures du matin" ; "un jour" ; "lentement" ; "le temps" ; "trop tôt" ; "il est l'heure" ; "quelques instants" ; "cette journée" 
  • Anaphore "chaque seconde" dans le 2ème paragraphe

CONCLUSION 

En définitive, ce texte est représentatif de la place qu'on veut laisser au personnage dans le Nouveau Roman.

Le patron (= modèle du personnage Balzacien) se voit être dissout et effacé au sens propre, pour laisser une plus grande place aux objets.

Évolution importante qui remet en question l'écriture du roman que l'on connaissait jusqu'ici

→ Mise en évidence que le roman est un genre littéraire protéiforme


Ouverture : Pour un Nouveau Roman, Robbe Grillet → Les Gommes correpsond à une mise en pratique des idées developpées dans ce texte

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