Le poème en prose
- Vers vient de versus dérivé du verbe vertere qui signifie tourner. Versus désigne tout d'abord le fait de tourner la charrue au bout du sillon, puis s'applique à caractériser le sillon lui même et enfin, par comparaison, la ligne d'écriture. Il désigne aujourd'hui la ligne dont la longueur est déterminée par des règles précises de rythme et de quantité syllabique
- Prose vient de l'adjectif proversus composé du substantif versus et du préfixe pro- qui signifie : ce qui est tourné vers l'avant, qui va tout droit. Proversus se contracte en prorsus, puis en prosus puis prosa. Il désigne le discours qui ne revenait pas constamment à la ligne et qui ne se bornait pas à repéter les mêmes séquences rythmiques
Poème en prose → Oxymore car le poème est associé au sublime alors que la prose est associé au trivial. De plus, la prose n'est pas soumise aux règles du poème et elle s'oppose à la versification. Or, ce nouveau genre de poème en prose qui apparaît au XIXème siècle va fusionner les deux genres. On suppose que la poésie n'est plus dépendante de la versification.
Tout ce qui est n'est point prose est vers ; et tout ce qui n'est point vers est prose
- Mr Jourdain, Le Bourgeois Gentilhomme
Pourquoi Baudelaire choisit-il la prose ?
Pour enregistrer le monde contemporain
Importance du rythme de la prose car la prose poétique devient musique de la vie moderne. Dans les Petits Poèmes en Prose, Baudelaire représente une réalité contemporaine triviale (banale, grossière)
Au vent qui soufflera demain nul ne tend l'oreille (...) Celui-là sera le peintre, le vrai peintre, qui saura vous arracher à la vie actuelle son côté épique, et nous faire voir et comprendre, avec de la couleur ou du dessin, combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes vernies
- Baudelaire, Salon de 1845
La tache du poète apparaît comme celle d' "arracher à la vie actuelle son côté épique"
Parce que la poésie moderne est donc aussi une poésie urbaine, et que le poème en prose permet de la dépeindre
Baudelaire écrit les Petits Poèmes en Prose pendant les travaux du baron Hausmann (entre 1852 et 1870) avec la création de café, boulevards dans Paris. La ville moderne devient une ville monstrueuse
- Paronomase "Horrible vie ! Horrible ville !" dans À une heure du matin
- Évocation des travaux Haussmaniens "un café neuf qui formait le coin d'un boulevard neuf, encore tout plein de gravois et montrant déjà glorieusement ses splendeurs inachevées" dans Les yeux des pauvres
- Expression "la vie parisienne est féconde en sujets poétiques et merveilleux" dans Salon de 1845
Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or
- Baudelaire, Les Fleurs du Mal
Dans une intention moderniste. Baudelaire a la volonét de traduire la complexité de l'homme et du monde du XIXème siècle
Parce que la prose autorise une plus grandeliberté, se rapproche du prosaïsme
- Liberté des formes et des registres
- Lyrisme moderne qui accueille les fluctuations de l'âme (humour noir, sarcasme, ironie..)
- Épouse la platitude de la vie moderne, bourgeoise qui prend le pouvoir
- Traitement de la muse triviale, banale : dégradation de la muse poétique comme dans La soupe et les nuages
Pour faire pendant aux Fleurs du Mal
Les poèmes des Fleurs du Mal ont été traduits en prose ?
- Certains poèmes apparaissent comme des traductions en prose
- Autres poèmes pas de traduction, c'est une autre représentation
→ Deux écritures différentes qui correspondent à deux visions du monde différentes
Le pendant est le contrepied ? La suite ? Le prolongement ? S'agit-il de chanter plus bas, de manière plus humble ? Ce sont des "petits" poèmes..
Définition : Le poème en prose
Un poème en prose est une structure qui forme un tout et qui est fondée non sur des phénomènes prosodiques et métriques, mais sur des recherches de ryhtme, de sonorités ou d'images qui sont propres à la prose.
Un prose poétique, sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience
- Baudelaire, Lettre dédicace
Le poème en prose est une forme brève
Parce que la forme est contraignante, l'idée jaillit plus intense
- Baudelaire, Lettre à Fraisse
Comme dans le sonnet, effet de clausule qui renverse la perspective qu'annonçait les Petits Poèmes en Prose. Un effet de brieveté est lié à un effet de condensé et répond à la volonté de surprendre, dérouter
→ Volonté d'aller droit au but et frapper
Opposition entre le poème et le roman : le poème est une synthèse (unité et densité) alors que le roman délaye, développe et amplifie
Le poème est une forme qui laisse apparaître les souvenirs de la poésie versifiée
- Alinéas, petits paragraphes qui correspondent aux strophes des poèmes versifiés
- Écho sonores qui correspondent aux rimes des poèmes versifiés
- Forme circulaire : la fin se replie sur le début, des expressions sont repétées ou on y fait allusion, répetition des mêmes sonorités qui correspondent aux effets de de parallélisme des poèmes versifiés
La métaphore du thyrse pour figurer le poème en prose
Poème en prose = à la fois le prorsus mais aussi le versus → image du thyrse dans le poème Le Thyrse. Le Thyrse est un objet qui représente symboliquement le poème en prose.
Thyrse = bâton droit, emblème sacerdotal d'appartenance au dieu du vin Dionysos qui représente le poème en prose à la fois droit et courbé → les deux sont unis tout en étant distincts : image d'union et de désunion
S'agit-il encore de poésie ?
La lettre dédicace définit le poème en prose comme "sans rime et sans rythme" mais c'est peu conforme à l'idée des contemporains du poème en prose
Aloysius Bertrand, créateur du poème en prose avec Gaspard de la nuit (1842) exerce une influence notable sur Baudelaire, Lautréamont, Mallarmé → encensé par la critique de l'époque
- Chez Aloysius Bertrand, technique très poussée de la phrase poétique en prose : il s'inspire des chansons et ballades médiévales en vers et réemploie certaines cadences, certains rythmes et surtout dans la construction ternaire des couplets
- Adapte la forme de la ballade en 6 couplets à la prose ; chaque paragraphe est un petit tableau distincts = un nouveau couplet
Les poèmes en prose d'Aloysius Bertrand conservent donc une structure très proche de la poésie dont Baudelaire va s'éloigner davantage MAIS l'écriture poétique reste perceptible dans les poèmes en prose baudelairiens
- Série de leimotiv
- Cadences binaires et ternaires
- Échos
- Structure en boucles
- Isolexisme dérivationnel
- Clausules
La structure cyclique de la boucle figure un rapport au temps très différent :
- Ligne droite du temps, temps de l'histoire : Narration → prorsus
- Boucle : Structure cyclique, temporalité du mythe et de la légende → versus
Stylistique du poème en prose
Le poème en prose est aussi une musique
La couleur est une science mélodieuse
- Baudelaire, Salon de 1845
La musique dans les poèmes en prose ne provient pas uniquement des rythmes et effets sonores amis aussi de la couleur.
Double transposition → écriture musicale en écriture poétique ; écriture picturale en écriture poétique : Baudelaire est critique d'art
Par les répartitions de couleur, Baudelaire fait de la musique
Le XIXème foisonne en textes qui font des transpositions de peintures dans les poèmes
Le ryhtme est également travaillé
- Alexandrin qui clot Les Veuves
- Série d'heptasyllabes
- Beaucoup d'octosyllabes
- Ryhtmes binaires, ternaires ou quaternaires qui crée,t un effet de cadence très net
Effet de répetition ou d'opposition
- Amplification "lune" / "lunatique"
- Antithèses qui rappellent l'oxymore du titre et qui structurent les phrases, les paragraphes
Structure très travaillée
- Poèmes structurés en deux parties, avec un mot-bascule, charnière
- Construction dyptique parfois dès le titre comme dans La Chambre Double (chambre idéale qui devient spleenétique)
- Personnages antithétiques comme dans Le Joujou du pauvre, Le Vieux Saltimbanque
- Effet de refrain bien souvent moins lyrique que représentatif d'une idée fixe et qui renvoie donc au Spleen
Travail sur les mots
- Enchainement des signifiants (plus que des signifiés) : un mot va servir pour créer des sonorités plus qu'il ne permet de représenter une idée. Association sémantique provient d'une association sonore
Dans Déjà ! :
- Anaphore du "Cent fois"
- Échos sonores en _oir avec "apercevoir" ; "soir"
- Rythme binaire "radieux ou attristé" ; "étincelant ou morose"
- Anaphore du "Quand"
Travail complexe sur la signification des mots
- Dans Une Mort Héroïque, le mot "capitale" prend de nombreux sens : peine capitale, interêt capital, Paris capitale de la France, capitale de la Peine → mélange complexe de plusieurs sens, le poème en prose densifie les significations en un seul mot. Cette superposition de significations crée un véritable tissage de la signification
Sonorités extrêmement travaillées
- Paronomase "Horrible ville ! Horrible vie !"
- Mot-valise : "absolue" + "solitude" → "habitude"
- "Foi dans les fées", jeu de mots sur "foi dans les faits"
- Allitération et assonances "force fascinatrice", "que le désir déchire"
Effets de rupture
- Nombreuses phrases heurtées qui évoquent la brisure dans la syntaxe même des phrases : Multiplication de points, de virgules dans Le désespoir de la vieille
- Effets de dissonances, de sarcasmes, une ironie qui veint rompre le rythme de la phrase : changements de registre d'une phrase à une autre sont caractéristiques
- Effets de fausses notes avec un mot trivial. Dans La Chambre Double, le terme argotique et familier "mirettes" en italique vient rompre l'harmonie lyrique, heurte l'oreille, introduit le trivial dans l'univers paradisiaque → effet musical
- Phrases ondulatoires créées par les méandres de la syntaxe, rythme lié
- Usage des tirets : permet d'insérer un récit second dans un récit premier et crée donc une rupture