Les Bonnes
Les Bonnes, Jean Genet - Scène d'exposition
Texte
Claire : Préparez ma robe. Vite le temps presse. Vous n'êtes pas là ? (Elle se retourne) Claire ! Claire !
(Entre Solange)
Solange : Que Madame m'excuse, je préparais le tilleul (Elle prononce tillol.) de Madame.
Claire : Disposez mes toilettes. La robe blanche pailletée. L'éventail, les émeraudes.
Solange : Tous les bijoux de Madame ?
Claire : Sortez-les. Je veux choisir. (Avec beaucoup d'hypocrisie.) Et naturellement les souliers vernis. Ceux que vous convoitez depuis des années.
(Solange prend dans l'armoire quelques écrins qu'elle ouvre et dispose sur le lit.)
Pour votre noce sans doute. Avouez qu'il vous a séduite ! Que vous êtes grosse ! Avouez-le !
(Solange s'accroupit sur le tapis et, crachant dessus, cire des escarpins vernis)
Je vous ai dit, Claire, d'éviter les crachats. Qu'ils dorment en vous, ma fille, qu'ils y croupissent. Ah ! ah ! vous êtes hideuse, ma belle. Penchez-vous davantage et vous regardez dans mes souliers. (Elle tend son pied que Solange examine.) Pensez-vous qu'il me soit agréable de me savoir le pied enveloppé par les voiles de votre salive ? Par la brume de vos marécages ?
Solange (à genoux et très humble) : Je désire que Madame soit belle.
Claire (elle s'arrange dans la glace) : Vous me détestez, n'est-ce pas ? Vous m'écrasez sous vos prévenances, sous votre humilité, sous les glaïeuls et le réséda. (Elle se lève et d'un ton plus bas.) On s'encombre inutilement. Il y a trop de fleurs. C'est mortel. (Elle se mire encore) Je serai belle. Plus que vous ne le serez jamais. Car ce n'est pas avec ce corps et cette face que vous séduirez Mario. Ce jeune laitier ridicule vous méprise, et s'il vous a fait un gosse...
Solange : Oh ! mais, jamais je n'ai...
Claire : Taisez vous, idiote ! Ma robe !
Jean Genet :
- Écrivain français
- XXème siècle
- A connu la délinquance et la prostitution
- Premiers ouvrages rédigés en prison (1942)
- Ami d'auteurs célèbres comme Cocteau ou Sartres → lui permet d'acquérir une certaine notoriété
Il créé Les Bonnes en 1947 :
- Inspirée de l'assassinat sauvage de Mme Lancelin et de sa fille par deux sœurs qu'elles employaient comme domestiques → l' « Affaire des sœurs Papin » a donné lieu a de nombreux débats et inspiré de nombreux auteurs : les maîtresses assassinées n'étaient en effet pas repréhensibles, le meurtre était-il basé sur des raisons sociales ? psychologiques ?
- Met en scène deux bonnes et leur maîtresse, et les relations complexes de domination/soumission et de haine/amour qui les relient
Résumé court : les deux sœurs, domestiques pour le compte de Madame, jouent chaque soir le personnage de leur maîtresse qu'elles envisagent d'assassiner lors d'une cérémonie fantasmée → Elles rejouent soir après soir le meurtre de Madame avant son retour pour éviter de le faire pour de vrai : Catharsis. Le passage étudié est la scène d'exposition de la pièce. On s'aperçoit que Claire est en train de jouer le rôle de Madame et que Solange joue le rôle de Claire → Claire se retrouve face à elle-même = effet de miroir
En quoi cette scène d'exposition est-elle originale et singulière ?
I - Une scène d'exposition qui repose sur une mise en abyme théâtrale
Dès le début, les personnages sont révélés à travers une mise en abyme d'une scène de théâtre : les deux domestiques jouent à être soit Madame, soit Claire.
Les didascalies permettent d'identifier le procédé de théâtre dans le théâtre.
→ Présentation des personnages de manière particulièrement complexe : Aucun des personnages n'est lui même dans cette scène et chacune des deux sœurs permet seulement au spectateur de percevoir comment elle voit celle dont elle joue le rôle
A) Le rôle de Madame, joué par Claire
Il est joué par Claire, donc perçu par sa domestique → Vision subjective
Une manière d'être ambivalente, ambigüe
Madame est à la fois raffinée et vulgaire :
- Périphrases métaphoriques « les voiles de votre salive » ; « les brumes de vos marécages »
- Langage familier « crachats » ; « faire un gosse » ; « être grosse » → contraste +++
- Structure de la proposition « Penchez vous d'avantage et vous regardez dans mes souliers » → Antéposition du complément d'objet direct = structure archaïque, un clin d'œil au vieux style + renforcement effet de miroir avec la structure en chiasme
- Agressivité et excès du personnage → antipathique et détestable. Claire la perçoit comme méprisante et agressive.
Un personnage tyrannique
- Longueurs des répliques beaucoup plus importantes que celle des domestiques → supériorité
- Phrases exclamatives, impératives « sortez-les » ; « préparez » ; « avouez » → autorité
- Ordres "l'éventail !" ; "les émeraudes " → elle ne prend même pas la peine de faire des phrases, elle réclame
- Emploi du passé composé « je vous ai dit » → lassitude éprouvée face à la bonne + mépris pour elle
- Attitude « Elle tend son pied » → absence de considération : domestique à ses pieds, humiliation
- Agression haineuse « vous êtes hideuse, ma belle » (ici renforcée par l'antithèse) ; « cette face » ; « Taisez-vous, idiote ! »
- Appelation « ma belle » → rabaissant, ironique
→ La présentation du personnage nous en apprend donc beaucoup sur les relations qui existent entre les trois femmes bien plus que sur le personnage de la maîtresse en elle-même
B) Le rôle de Claire, joué par Solange
Une soumission feinte
Elle prend l'apparence de la servante soumise, sa soumission repose sur l'hypocrisie → révolte ouverte
- Didascalies « à genoux très humble » ; « Solange s'accroupit sur le tapis » → soumission physique qui la rabaisse, position d'infériorité : exagérée
Mais c'est une soumission feinte : on remarque l'ironie dans l'excès de l'humilité et dans ses propos :
- Reprise de l'intonation bourgeoise de Madame « tillol » pour « tilleul » → expression snob, ridicule
- Insistance sur la quantité de bijoux de sa maîtresse « tous les bijoux de Madame ? » → faussement flatteuse
- Usage de la troisième personne pour s'adresser à sa maîtresse → Ton faussement servile, hypocrisie, tourne en dérision Madame
- Hypocrite ironie « Je désire que Madame soit belle » → Antiphrase
Une haine qui affleure
- Question rhétorique de Madame (=Claire) « Vous me détestez, n'est ce pas ? » → elle est consciente de cette haine secrète
- Antithèse entre la violence « vous m'écrasez » et le rythme ternaire « sous vos prévenances, sous votre humilité, sous les glaïeuls et le réséda » → malveillance haineuse dissimulée sous des apparences de sollicitude
Transition : Ainsi, le mépris de Madame pour la bonne et sa tyrannie sont en fait contrebalancée par la résistance sournoise que lui oppose cette dernière. Mais cette tension de nature sociale entre maître et valet se renforce d'une rivalité amoureuse entre les complices sont le laitier est l'enjeu, et une rivalité ontologique entre les deux sœurs. Quelles fonctions attribuer alors à cette mise en abyme ?
II - Les fonctions de la mise en abyme
A) Fonction cathartique
La mise en scène permet :
- Règlement de compte dont Madame est la cible
- Restauration de l'image de soi
- Révèle les failles et les tensions qui fissurent leur complicité
Le jeu des bonnes a une visée CATHARTIQUE → Elles vont se libérer de leur soumission par la verbalisation de leur dénigrement et de leur haine par la mise en scène du meurtre. Le jeu théâtral qui se répète est devenu une habitude, évite le passage à l'acte.
La mise en scène correspond à un cérémonial qu'autorise l'absence de Madame : « Vite le temps presse » ; « On s'encombre inutilement » → elles doivent se dépêcher avant le retour de leur maîtresse
Mise en accusation de l'autoritarisme de Madame :
- Ses caprices sont dénoncés « je veux choisir »
- Satire de son autosatisfaction et de sa trop grande valorisation « je serai belle » → emploi du futur = certitude
- Dénonciation de l'hypocrisie des relations maîtresse/bonnes « vous me détestez, n'est ce pas ? »
Le tilleul servi à Madame sera plus tard empoisonné : Cf l'ironie du « c'est mortel » (énoncé anticipatoire, annonce proleptique du dénouement → la tragédie est esquissée dès la scène d'exposition par l'annonce d'un décès → le destin est en marche
Mais elle révèle aussi les failles et les tensions qui fissurent leur complicité
B) L'occasion d'exprimer la rivalité secrète et inavouée entre les deux soeurs
Elle traduit des rapports pervers entre elles qu'elles ont du mal à exprimer ouvertement, elles se servent de cette mise en scène pour se reprocher des choses
- Remarques à propos du laitier "Avouez qu'il vous a séduite" → l'accuse d'être tombée amoureuse et d'avoir couché avec lui. Évidemment ce propos ne concerne que les domestiques, Madame est étrangère à cette intimité : elle utilise la voix de Madame pour faire des reproches à sa soeur
Claire utilise donc la cérémonie pour :
- Prendre sa revanche sur sa soeur
- Lui demander des comptes
- Tenter d'affirmer sa supériorité sur le thème de la beauté "Je serai belle. Plus que vous ne le serez jamais" → emploi du futur montre qu'elle se projette dans l'avenir
L'allusion au thème tragique "c'est mortel" amène l'idée qu'une fois le meurtre accompli, Claire accèdera à cette beauté qui lui deniée pour le moment, dans son statut de domestique.
Ainsi, les sentiments ambigüs de haine et d'admiration que les deux soeurs éprouvent envers Madame, elles semblent les ressentir l'une envers l'autre
C) Une réflexion sur l'image de soi → Une fonction psychanalytique
Cette mise en abyme va donc permettre à Claire de développer l'image qu'elle a d'elle-même, les failles de la personnalité des deux soeurs sont donc perceptibles.
La volupté grandiloquente du langage de Claire/Madame est peut être un moyen de restaurer son pouvoir sur sa soeur par l'usage d'un langage élevé et de réhausser l'image que Claire a d'elle-même "Pensez-vous qu'il me soit agréable de me savoir le pied enveloppé par les voiles de votre salive ? Par la brume de vos marécages ?"
Pourtant, on remarque que la structure sous forme de chiasme de la phrase "Penchez-vous d'avantage et vous regardez dans mes souliers" → souligne l'effet de miroir des souliers vernis
Le thème du miroir intervient souvent dans la pièce : Solange joue le rôle de Claire pour permettre à sa soeur d'exprimer le mépris qu'elle a d'elle-même → Miroir omniprésent, permet le retour sur elle-même
Madame, qui est en réalité Claire, agresse sa soeur Solange mais aussi elle même puisque Solange joue Claire. Les portraits en abîme n'esquintent pas seulement leur représentation mais aussi les modèles: Madame est Claire et Claire et Solange.
Ainsi, la mise en scène se charge de multiples fonctions :
- Cathartique puisqu'elle offre la possibilité de se décharger d'une dévalorisation tant exprimée par Madame qu'imprimée dans la perception que les bonnes ont d'elles-mêmes
- Relationnelle puisqu'elle fait prendre conscience aux bonnes de leur rivalité
- Psychanalytique puisqu'elle permet à Claire de s'observer elle-même, de faire une introspection et de prendre conscience de l'image qu'elle a d'elle-même
Conclusion
Cette scène d'exposition est donc surprenante à plusieurs titres. Elle représente une mise en abyme du théâtre. L'intrigue, les liens entre les personnages et leurs sentiments nous sont donnés à travers les sensibilités des autres. Les deux domestiques complètement aliénées (altérées dans leur personnalité) sont toutes les deux excessives et agressives. La tension semble déjà très forte et le lecteur/spectateur pressent dès à présent une fin tragique.
Les thèmes de la folie, de l'aliénation, de la psychanalyse permettent donc de donner une nouvelle signification à la relation maître/valet au théâtre. Il ne s'agit plus seulement de représenter une rivalité sociale ancrée dans l'Histoire, mais d'illustrer des rapports de force, la dialectique entre pouvoir et soumission qui caractérise toute relation humaine.
Mise en évidence des rapports de force en général → On est tous, en tant qu'humain, plus ou moins dominant ou dominé
Ouverture :
- L'Ile des Esclaves, Marivaux : de par le travestissement, échange de costumes pour prendre la place et le statut social de l'autre
→ Mise en évidence de la perversité humaine