Fils de Guerre
Philippe Soupault - Fils de Guerre, Poèmes et poésies (1973)
Texte :
La guerre est en nous
Un gros filet de sang qui coule
De la gorge aux pieds
et nous gonfle le cœur
je sais nos yeux rouges
et creux
notre bouche impatiente
la guerre est en nous
avec ce feu qui nous hante
ces lueurs qui mordent
ces cris ces mots
à travers nos dents serrées
et toute cette colère qui flamboie
la guerre est en nous
puisque la mort
comme un trésor caché
repose attend se tait et pourrit
ô chiens lécheurs de sang
chiens de feu
morts quotidiennes
aboyez
Toujours les mêmes trompettes
qui souillent le vent
et font sauter les grelots dans nos poitrines d'ânes
mugissent
pour le dernier serment
la dernière douleur
La cendre n'étouffe pas plus que le souvenir
cette source rouge et sucrée
et l'odeur des cadavres
est moins forte que le souvenir des carnages
les carnages que souhaitent les maîtres
Dix ans bientôt
que défilent sous mes yeux
ces imbéciles multicolores
et toujours ce même geste
ce même mouvement
ce même aboiement
Ils passent comme des nuages
tandis qu'une grande odeur
s'élève et tourne et claque comme les drapeaux
sans repos sous le vent
sans repos
sur la terre comme les saisons
Heures lentes destinées
il faut se taire ruminer
et regarder
Voici les grands les définitifs
tous ceux qui chantent
et ceux qui ouvrent la bouche
ceux qui ne peuvent pas oublier l'ivresse du sang
ceux qui ont la nostalgie de tuer
et ceux qui préfèrent la mort d'un autre
à leur propre vie
Ils sont tous là
déjà rassemblés avides
le signal qu'ils attendent
leur paraît lent à être donnée
Faut-il donc que nous mourions jusqu'au dernier
pour que la soif de la terre soit enfin apaisée
puisque nous tuons pour la liberté la gloire la vérité
vieille mythologie en aluminium redoré
Entendez-vous dans les campagnes
les cris de tous ces affamés
de ceux qui veulent mourir une bonne fois
avec un sourire aux lèvres
et parce qu'on leur a dit que c'était beau
et tous les ricanements comme ceux des mitrailleuses
qui torturent les rêves de ceux qui ne veulent pas revenir
qui veulent boire enfin
ce verre de sang
notre destinée
Introduction
Soupault (1897-1990) est un poète surréaliste qui a connu les deux guerres mondiales.
Il a été confronté à la boucherie de la 1ère guerre mondiale et s'est révolté contre le discours nationaliste qui prétendait la justifier.
Il participe en 1919 à la création de la revue « Littérature » qui est à l'origine de la naissance du surréalisme avec André Breton, Aragon et Apollinaire. La même année, il publie avec André Breton le recueil Les Champs magnétiques, dans lequel l'usage de l'écriture automatique permet d'explorer les limites de la conscience pour recrée l'état proche du sommeil dans lequel l'inconscient s'exprime.
Il participe également aux manifestations Dada de 1920 à 1922.
Il publie plusieurs recueils poétiques (Aquarium, Rose des vents, Westwego) avant de prendre ses distances en 1926 avec le mouvement surréaliste.
Il voyage et devient journaliste, tout en poursuivant son activité littéraire.
Animateur de sa propre station Radio-Tunis de 1938 à 1940, il milite contre le fascisme et le nazisme ;
Emprisonné lors de 2nde Guerre Mondiale, il se réfugie à Alger d'où il fait paraître de nombreux recueils dans la revue clandestine « Fontaine ».
En 1973, il rassemble ses écrits poétiques sous le titre Poèmes et Poésies
1917-1973 révélant un grand nombre d'inédits. Dans ce poème Fils de Guerre, il
évoque le rapport intime de chacun de nous avec la guerre. Sans être une
dénonciation de la guerre, il s 'agit d'avantage d'une critique de l'homme. En
effet, ce poème place le « nous » au cœur même du phénomène, ce qui
confère au texte son originalité et sa force ;
Ce poème est en vers libre, disposé en trois strophes ou séquences d'inégales longueurs. On remarque aussi l'absence totale de ponctuation. Le rythme épouse la longueur des vers ; les vers les plus courts sont mis en valeur, et à la fin du poème les vers sont de plus en plus bref pour conduire à l'effet de chute du dernier vers.
Au total, la brièveté et l'irrégularité des vers correspondent à une esthétique fragmentée, éclatée.
Quelle représentation de la guerre et de l'homme nous propose ce poème ?
I - Du réalisme de la représentation de la guerre à une écriture qui tend vers le surréalisme
Ce poème aux détails très réalistes donne une image crue de la guerre
- Champ lexical du sang, de la violence « les morts quotidiennes » ; « l'odeur des cadavres » ; « les carnages »
- Champ lexical militaire « défilent » ; « trompettes » ; « drapeaux » ; « mitrailleuses »
Mais certaines associations de mots étranges s'éloignent de cette représentation réaliste pour tendre au surréel, en imitant le procédé du collage en peinture
- « qu'une grande odeur / s'élève et tourne et claque comme les drapeaux » → association de l'odorat (évocation d' « une grande odeur ») à la vue (verbe de mouvement « tourne ») et à l'ouïe (allitération en c « claque comme »)
- Métaphore « les grelots dans nos poitrine d'ânes »
- Personnification « ces lueurs qui mordent »
- Métaphore « ô chiens lécheurs de sang / chien de feu »
- Personnification « les ricanements comme ceux des mitrailleuses »
Ces images et procédés d'amplification éloignent la représentation du réalisme cru et choquant pour aller vers un univers plus stylisé. Toutefois, cette esthétique du collage n'est pas entièrement surréaliste puisqu'elle n'échappe pas au contrôle du poète ; elle permet de mettre en évidence malgré tout la critique de manière très claire
II - La représentation de l'homme
A) Une représentation pessimiste
Le thème du sang et du corps humain se développent tout au long du texte
- Récurrence du terme « sang » : « un gros filet de sang qui coule », « chiens lécheurs de sang » ; « ce verre de sang » ; « ivresse de sang »
- Périphrase « source rouge et sucrée »
- Évocation corps humain « de la gorge au pieds » ; « nos yeux » ; « le cœur » ; « nos dents » ; « nos poitrines »
→ L'homme est présenté comme un corps assoiffé de sang, une sorte de vampire fantastique et monstrueux en proie à une pulsion « bouche impatiente » ; « ceux qui ouvrent la bouche » ; « ivresse de sang » ; « avides » ; « soif » ; « affamés » + adjectif « sucrée » fait intervenir le sens gustatif
Le dernier vers du poème « notre destinée » semble signifier que cet attrait pour le sang et cette pulsion de mort sont une fatalité ; L'Homme ne peut lutter contre cette cruauté inhérente à son être. Il aime tuer, souhaite mourir comme « ceux qui veulent mourir une bonne fois »
B) L'animal guerrier
L'homme à la guerre est fréquemment animalisé dans la poème. C'est une bête féroce et méprisable. La métaphore filée des chiens « nos dents serrées » ; « chiens lécheurs de sang » ; « chiens de feu » ; « aboyez » et de l'âne « nos poitrines d'ânes » ; « mugissent » figurent l'homme à la guerre.
L'image du chien est d'avantage insistante, puisque reprise de chez Céline dans Voyage au bout de la nuit « plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens. » Cette assimilation de l'homme au chien permet de traduire la pulsion meurtrière, bestiale qui dirige les hommes aux combats.
C) Quelle dénonciation ?
- Emploi réitéré du pronom « nous » → le poète fait de la guerre l'affaire de tous. Poète et lecteur sont compris dans ce pronom
- Anaphore « La guerre est en nous » met en valeur et amplifie le fait que personne ne peut se sentir innocent, nous sommes tous « Fils de guerre »
Pourtant les militaires sont la cible de la critique de manière encore plus virulente
- Périphrase « ces imbéciles multicolores » les désignent de manière péjorative
- Symboles « le drapeau » ; « la trompette » sont des représentations indirectes
- Expression ironique « vieille mythologie en aluminium redoré » → l'auteur s'insurge contre les clichés de l'héroïsme militaire
- Rejet des valeurs « la liberté la gloire la vérité »
→ Le culte du drapeau, de l'héroïsme est présenté comme un leurre : les beaux idéaux ne sont là que pour dissimuler la pulsion de mort chez l'homme.
- Évocation de La Marseillaise à travers la citation « Entendez-vous dans les campagnes », prend une toute autre signification. L'héroïsme des féroces soldats du chant patriotique est détourné pour devenir l'expression de la férocité guerrière de l'ennemi : Soupault laisse entendre les cris des victimes. Mais elles sont elles-mêmes coupables d'avoir cru en l'héroïsme guerrier « parce qu'on leur a dit que c'était beau »
Conclusion
Ce poème en vers libres permet donc de porter un regard sur le monde qui entoure le poète, et de développer une critique de l'homme.