Lettre 161 - Les Lettres Persanes

25/02/2017

Lecture analytique de la lettre 161

Introduction

Les Lettres Persanes est une œuvre bifrons :

  • Partie sérieuse : philosophique et satirique (placere)
  • Partie plus romanesque : forme de complaisance à l'esprit Régence qui se place du côté du divertissement : orientalisme, érotisme, passions, côté tragique de la mort de Roxane... (docere)

Mais en réalité, ces deux parties se répondent → Tragédie du sérail à une fonction romanesque ET argumentative (placere docere)

La lettre 161 appartient à un ensemble de lettres (147 161) qui forme un bloc détaché par sa chronologie : l'ordre de réception n'est pas respecté, il y a un retour en arrière

Chronologie :

  • Nouvelles des troubles du sérail envoyé le 1er septembre 1717, reçue début février 1718 (lettre 147)
  • Ordre de sévir répété envoyé en octobre 1719, reçu en mars 1720

Il se passe donc deux ans et demi entre le moment où Solim, le grand eunuque prévient du désordre présent et le moment où les mesures sont prises → Effet d'attente propice à la dramatisation de l'événement : mise en valeur du destin romanesque de Roxane + Condamnation du despotisme domestique d'Usbek au détriment de l'ordre de la narration.

Roxane n'apparaît comme scripteur que dans la partie orientale du roman (= à la toute fin du roman) : Son silence la caractérisait auparavant, on entendait parler d'elle mais sa voix était retardée, on ne l'entendait pas : elle incarnait la vertu → Cette dernière lettre représente la révélation de sa révolte profonde + de son adultère : choc pour le lecteur et pour Usbek

Cette missive vient révéler l'héroïne du roman épistolaire de manière inattendue, à l'opposé de l'image qu'on nous avait décrite tout au long de l'œuvre par les Eunuques et par Usbek (lettre 20 « Roxane n'a d'autre avantage que celui que la vertu peut ajouter à la beauté » ; lettre 26 « Heureuse Roxane ! » ; lettre 51 « La seule Roxane est restée dans le devoir et conserve de la modestie »)

La polyphonie prend ici la forme d'une contradiction : Roxane, présentée comme la plus vertueuse et considérée comme un modèle féminin, est en réalité celle qui haïssait le plus Usbek, qui le trompait, et qui entraine l'effondrement du sérail

Dans quelle mesure ce dénouement tragique transforme-t-il le 

personnage féminin en porte parole des Lumières ?


I - Un dénouement tragique


A) Le dénouement de l'intrigue du sérail, entre romanesque et tragique

La mort du principal personnage féminin annonce le dénouement (se termine sur la mort : fin tragique) et constitue la dernière lettre de l'œuvre

· Intertextualité entre le langage du roman et celui de la tragédie

Le topos du suicide de l'héroïne par le poison, parce qu'on a ôté l'objet de son désir (l'homme qu'elle aime est mort) est éminemment romanesque, mais également propre au théâtre tragique :

  • Écho à Phèdre de Racine : Roxane : « Je vais mourir : le poison va couler dans mes veines » ; Phèdre : « J'ai pris, j'ai fait couler dans mes brûlantes veines / Un poison que Médée apporta dans Athènes »
  • Allusion à Bajazet de Racine : Choix du prénom de Roxane emprunté à la pièce de théâtre : Roxane est le prénom le moins oriental du texte de Montesquieu (Zachi, Fatmé etc..) et renvoie directement à la tragédie
  • Présence d'un alexandrin parfait avec une diérèse sur « séduit » + coupure à l'hémistiche « Oui je t'ai trompé : j'ai séduit tes eunuques » évoque la dimension tragique
  • Gradation « je vais mourir, je meurs »dramatise la mort qui se produit peu à peu à peu
  • Usage du présent à valeur de futur proche suivi du présent d'énonciation (les faits se produisent pendant qu'elle écrit) « C'en est fait, me consume, m'abandonne, me tombe ; je sens ; je me meurs »Mort parlée (inspirée par Phèdre de Racine qui est l'un des rares personnages tragiques à mourir sur scène : rupture de la règle de bienséance)
  • Champ lexical de la mort « mourir » ; « le poison » ; « répandre » ; « le sang » ; « je meurs » ; « le seul homme n'est plus » ; « consumer »
  • Usage de l'imparfait « qui me retenait à la vie » → Suggère que Roxane est déjà morte, que son destin est inexorable : tragique
  • Omniprésence de la première personne « mes désirs » ; « moi » ; « je me » ; « mon » + Autocélébration (elle dévoile enfin la vérité, elle avoue tout) + excès des passions « mes désirs » ; « la violence de la haine »  Exaltation du « moi » de l'héroïne qui renvoie à l'hybris tragique :
  • Mort au nom de l'amour : elle est la conséquence de la mort de l'amant de Roxane par les eunuques « Que ferais-je ici puisque le seul homme qui me retenait à la vie n'est plus ? »Renforce le côté théâtral tragique
  • Hyperbole « le plus beau sang du monde »Caractéristique du registre tragique

Cette lettre évoque donc un monologue de tragédie classique (Cf. Bajazet) bien qu'il s'adresse explicitement au destinataire de la lettre qu'est Usbek : tutoiement « tes eunuques » ; « je t'ai trompé » + question rhétoriques « Que ferais-je ici puisque le seul homme qui me retenait à la vie n'est plus ? »

B- Comme dans le dénouement de Phèdre : scène d'aveu et de confession avant la mort

Roxane avoue ses crimes clairement dès le début de la lettre :

  • « Oui » est le premier mot de la lettre, il fonctionne comme une réponse aux doutes d'Usbek et mime un pseudo-dialogue (+ questions rhétoriques + début in medias res) : procédé théâtral que l'on retrouve dans les tragédies
  • L'aveu apparaît comme un réel coup de théâtre pour Usbek car il ne se posait pas réellement de question : il recevra la lettre d'aveu de Roxane et celle de l'Eunuque la dénonçant en même temps (lettre 159) → Fin inattendue pour Usbek comme pour le lecteur
  • « Non ! » exprimant la révolte renforce cet effet de dialogue
  • Juxtaposition des quatre propositions : « je t'ai trompé : j'ai séduit tes eunuques ; je me suis jouée de ta jalousie ; et j'ai su de ton affreux sérail faire un lieu de délices et de plaisirs »Roxane n'omet aucun de ses crimes (tromper, mentir séduire)
  • Antithèse « ton affreux sérail » (locus horribilis); « lieu de délice et de plaisirs » (locus amoenus) → Opposition de Roxane au gouvernement domestique despotique d'Usbek + action au sein même du sérail (Allusion à Anaïs lettre 141)
  • Verbes suggérant ses fautes et sa dissimulation « tromper » ; « séduire » ; « se jouer de.. » Aveu

L'aveu apparaît clairement dans le texte :

  • Emploi des temps passés « Je me suis abaissée jusqu'à te paraître fidèle » ; « J'ai lâchement gardé dans mon cœur » ; « Tu étais étonné » ; « Tu as eu longtemps l'avantage de croire qu'un cœur comme le mien t'étais soumis. Nous étions tous deux heureux ; tu me croyais trompée ; et je te trompais » → Il était en apparence heureux car Roxane semblait soumise + Emploi des temps présents « je viens d'envoyer » ; « Je vais mourir » ; « Ce langage sans doute te paraît nouveau » → Temps des révélations, tragiques en vérité
  • Antiphrase « Nous étions tous deux heureux »Retour sur le passé + Dénonce l'illusion sur laquelle reposait ce « bonheur » : elle corrige les erreurs et propose une relecture des faits : « si tu m'avais bien connue.. » en ayant recours à des anecdotes « tu étais étonné de ne point trouver en moi les transports de l'amour »

· Un dénouement qui présente des invraisemblances (allure romanesque)

Le texte connaît en effet plusieurs invraisemblances :

  • Roxane est en train de mourir, mais elle écrit malgré tout une lettre, comme un long monologue : « la plume me tombe des mains »

Style classique, épuré, noble, loin de la violence orientale attendue :

  • Litote pour évoquer la mort « le seul homme n'est plus »
  • Euphémisme « mon ombre s'envole »
  • Question rhétorique de Roxane devient artificielle ( ≠ naturel) « que ferais-je ici ? »
  • Périphrases antipathiques « ces gardiens sacrilèges » ; « le seul homme qui me retenait à la vie »

Exagération outrée du propos + Invraisemblances semblent tourner en dérision le tragique de cette fin inattendue

Transition : En réalité, ce pastiche de l'écriture tragique a une fonction ironique : Il ne s'agit pas de se moquer de la révolte de Roxane, mais cette révolte féminine semble ne pouvoir s'exprimer que dans le langage de l'héroïne de tragédie marquée par l'emprise des passions (haine envers Usbek + passions). De plus, cette révolte, légitime face au sérail ne conduit qu'à la destruction. Cette révolte est alors fascinante, mais également inquiétante car motivée par la passion : recherche exclusive de la satisfaction de ses désirs.

Montesquieu est un réformateur prudent : Roxane présente un discours plus proche de celui du révolutionnaire par la puissance de sa révolte + l'énergie du tragique

→ Le despotisme ne peut alors conduire qu'à la révolte. Il s'agit de montrer au pouvoir (au futur Louis XV ?) l'impasse qu'est celle de la rigidification de la monarchie en monarchie absolue → Risque de despotisme

(tout despotisme ne peut mener qu'à la révolte, Montesquieu montre au futur roi qu'un pouvoir trop sévère va mener à la révolte ; Roxanne = métaphore du peuple)

II - Expression de la révolte et un appel à la libération

En plus de son langage tragique, Roxane emploie un langage philosophique dans son discours, qui permet à la lettre 161 d'être un des élément de critique politique du roman épistolaire

A) Un refus de soumission

  • Lexique péjoratif « tyran » ; « servitude » ; « affliger » ; « soumis » ; « soumission » ; « sacrifice » ; « abaissé »
  • Champs lexicaux opposés des deux personnages aux statuts différents : « tes eunuques » ; « ces gardiens » ; « tes lois » ; « tes caprices » ; « te paraître fidèle » / « soumise » ; « ma soumission à tes fantaisies » ; « du sacrifice que je t'ai fait » → Soumission critiquée car elle implique un rapport de force Dominant/Dominé qui va à l'encontre du principe d'égalité
  • Superficialité du tyran qui se contente des apparences « si tu m'avais bien connue »
  • Chute finale de la première phrase « J'ai su de ton affreux sérail faire un lieu de délices et de plaisirs » → Elle considère ses crimes comme positifs, avec une certaine fierté « j'ai su » qui contraste avec l'énumération tromper, séduire, se jouer de..
  • Distinction de la vertu de la soumission « enfin de ce que j'ai profané la vertu en souffrant qu'on appelât de ce nom ma soumission à tes fantaisies » → plus tard, Rousseau dans Le Contrat Social explique que la vertu c'est se révolter contre l'autorité lorsque celle ci est illégitime → Il peut y avoir de la vertu dans la révolte, être soumis n'est pas être vertueux

B) Une liberté réelle en opposition avec la soumission

  • Vocabulaire qui évoque la philosophie politique : liberté contre servitude « Mon esprit s'est toujours tenu dans l'indépendance »
  • Antithèse entre la soumission physique et la liberté morale « J'ai pu vivre dans la servitude mais j'ai toujours été libre »
  • Opposition paraître/être « j'ai lâchement gardé dans mon cœur ce que j'aurai dû faire paraître à toute la terre » ; « Te paraître fidèle »
  • Récurrence du verbe croire : « tu as eu l'avantage de croire » ; « tu me croyais trompée et je te trompais »Critique crédulité d'Usbek
  • Reprise du verbe tromper : « je te trompais » ; « tu me croyais trompée » ; "je t'ai trompé »
  • Retournement du rapport de force maître/esclave « tu me croyais trompée, et je te trompais » c'est Roxane qui « accable » ; « que je te forçasse » ; « Tu devrais me rendre grâce du sacrifice »
  • Chiasme (structure ABBA) des pronoms « tu me croyais trompée et je te trompais »
  • C'est l'occasion pour Roxane de dénoncer la fausseté des valeurs d'Usbek : La lettre de Roxane accomplit le même cheminement que vis à vis de la pensée occidentale : quand Rica dénonçait le langage des européens qui nommaient « pape » ou « roi » ce qu'il appelle « magicien »Dénonciation du langage trompeur Ici, Roxane dénonce la fausse monnaie qu'est le langage d'Usbek : il nomme « vertu » ce qu'est en réalité de la « soumission » Il emploie un nom lié à la morale pour ce qui appartient au domaine politique Habilement, Montesquieu distingue la vertu de la soumission "enfin de ce que j'ai profané la vertu en souffrant qu'on appelât de ce nom ma soumission à tes fantaisies »


C) Une mort libératrice

    La mort est présentée par Roxane comme salvatrice et libératrice (elle échappe à Usbek en se suicidant), même si le suicide reste un acte difficile à accomplir « courage » :
     
  • Euphémisme à connotation positive « mon ombre s'envole »
  • Hyperbole « le plus beau sang du monde »Mort associé à l'amour car elle se suicide pour retrouver l'homme qu'elle aime

Par le choix de sa mort, Roxane montre qu'elle n'appartient plus au tyran mais à elle-même. Elle a repris possession d'elle-même et met ainsi fin au régime tyrannique. Son suicide est un acte de liberté, car en restant au sérail elle continuerait d'appartenir au tyran


CONCLUSION 


Le choix de Montesquieu de clore le roman sur le défi tragique de Roxane, habile à employer les termes mêmes dont se réclament les Lumières, permet de révéler les limites de l'esprit éclairé d'Usbek, incapable de mettre ses actes au diapason de ses idées (Pour Usbek, la dictature est le pire régime qui existe, pourtant il est tyran mais il est incapable de mettre en cohérence ses actes et ses pensées) Les personnages dans ce dénouement deviennent des allégories : liberté vs tyrannieRéversibilité possible de l'interprétation de cette lettre. 

La dernière lettre est différente des autres car :

  • L'orient est la cible et non plus Paris ou l'Europe
  • Montesquieu propose une réflexion sur la place de la femme alors qu'il n'a cessé de la critiquer tout au long du roman pour sa frivolité (lettre 99 sur la mode)
  • Deux civilisations s'affrontent dans les Lettres Persanes mais aucune ne présente un modèle satisfaisant pour les Lumières. Elles sont aussi critiquées l'une que l'autre. Le regard Persan sur la France n'empêche pas le regard ironique de Montesquieu.

    Ouverture : Lettre 141, Histoire d'Ibrahim et Anaïs
Easy Study - Nous contacter : manongubeno@hotmail.fr
Optimisé par Webnode Cookies
Créez votre site web gratuitement ! Ce site internet a été réalisé avec Webnode. Créez le votre gratuitement aujourd'hui ! Commencer