Lux, Victor Hugo

Lecture Analytique - "Lux", Les Châtiments (1853), Victor Hugo

Texte

V

Bannis ! Bannis ! Bannis ! c'est là la destinée.

Ce qu'apporté le flux sera dans la journée

Repris par le relfux.

Les mauvais jours fuiront sans qu'on sache leur nombre,

Et les peuples joyeux et se penchant sur l'ombre

Diront : Cela n'est plus ! 

Les temps heureux luiront, non pour la seule France, 

Mais pour tous. On verra dans cette délivrance,

Funeste au seul passé,

Toute l'humanité chanter, de fleur couverte, 

Comme un maître qui rentre en sa maison déserte

Dont on l'avait chassé

Les tyrans s'éteindront comme des météores.

Et, comme s'il naissait de la nuit deux aurores

Dans le même ciel bleu,

Nous vous vous verrons sortir de ce gouffre où nous sommes,

Mêlant vos deux rayons, fraternité des hommes,

Paternité de Dieu !

Oui, je vous déclaire, oui je vous le répète,

Car le clairon redit ce que dit la trompette,

Tout sera paix et jour !

Liberté ! Plus de serf et plus de prolétaire ! 

Ô sourire d'en haut ! ô du ciel pour la terre

Majestueux amour !

L'arbre saint du Progrès, autrefois chimérique,

Sur le passé détruit,

Et, laissant l'éther pur luire à travers ses branches,

Le jour, apparaître plein de colombes blanches,

Plein d'étoiles, la nuit.

Et nous qui seront morts, morts dans l'exil peut-être,

Martyrs saignants, pendant que les hommes, sans maître,

Vivront, plus fiers, plus beaux, 

Sous ce grand arbre, amour des cieux qu'il avoisine,

Nous nous réveillerons pour baiser sa racine

Au fond de nos tombeaux !

Introduction

Victor Hugo (1802 - 1855) est un :

• Poète romantique (Les Châtiments)
• Romancier ( Les Misérables)
• Dramaturge (Hernani

Il a traversé et marqué le XIXème siècle par sa production littéraire et ses engagements (notamment politiques, Hugo a été député, il a des idées humanistes). En 1851, il s'oppose avec les républicains contre le coup d'État de Napoléon III qu'il surnomme "le petit" ; "le nain immonde" ; "le tyran".

Le poème épilogue "Lux" (= lumière) fait le pendant au premier poème du recueil "Nox" (= nuit). Cette construction symétrique antithétique oppose 

• la lumière / l'ombre
  
• le passé, présent fermé / l'avenir ouvert

En fin de recueil, "Lux" confirme la réalisation suivante :

L'Idée à qui tout cède et qui toujours éclaire

- Victor Hugo

Les deux premières parties annoncent l'avènement de la liberté et évoquent l'union de tout le genre humain où le plus humble travail participe à l'harmonie de l'ensemble.

Les deux parties suivantes font exprimer le doute des proscrits qui se plaignent au poète de l'injustice.

Il répond par la volonté divine qui promet de punir les "histrions" (= ceux qui suivent Napoléon III)

Il s'agit ici de la 5ème partie inspirée de cette méditation et du renversement de situation 

→ "Lux" est un poème :

•  hétérométrique 
• Alternance entre alexandrins et hexasyllabes
  
• 6 strophes, des sizains (→ poème carré 6x6)

Il est structuré :

• Strophe 1 : Souffrance du passé est derrière les hommes
• Strophe 2 : Espoir d'un futur meilleur pour toute l'humanité
• Strophe 3 : Proclamation de l'égalité et de l'union
• Strophe 4 : Message de paix et de liberté
• Strophe 5 : Notion de progrès, une évolution positive
• Strophe 6 : Changement éternel, les morts auront connaissance de ce changement

Comment le poète visionnaire parvient-il à exprimer son 

engagement à travers la parole prophétique ?

I - Un poème engagé dans un contexte historique et politique implicite

Le poème a été écrit lorsque Victor Hugo était en exil → prendre en compte ces conditions de travail 

Il s'agit ici d'une oeuvre de l'exil, l'ensemble du poème est imprégné de cette thématique

A) Évocation implicite de l'Empire

L'engagement du poète est perceptible dans l'usage :

• Vocabulaire péjoratif "Les jours mauvais" ; "les tyrans" ; "le serf" ; "le prolétaire" ; "on l'avait chassé" → Allusion à l'Empire de Napoléon III
• Champ lexical des proscrits réunis par le "nous" : "bannis" ; "reflux" ; "on l'avait chassé" ; "l'exil" ; "martyrs" → Hugo lui même apparaît sous les traits d'un exilé
• Antithèse passé et présent sombres / avenir lumineux et heureux → regard subjectif et critique de l'empire
• Métaphore "gouffre où nous sommes" qui symbolise l'Empire → Terme évocateur du jugement du poète sur la situation

B) Les symboles républicains

À l'évocation péjorative du 2nd Empire, Victor Hugo oppose tout les symboles de la République dont il annonce le retour :

• La liberté - Le poète apostrophe directement à la "Liberté" → Répétition du négatif "plus" ; "plus de" + expression "sans maître" montre la volonté du poète à supprimer toute forme d'asservissement, de soumission + évocation d'un arbre "L'arbre saint du Progrès, autrefois chimérique" → Allusion à l'Arbre de la Liberté 
  
• La fraternité - Elle est annoncée comme une aurore qui se lève : "Mêlant vos deux rayons, fraternité des Hommes" 
• L'égalité - Exprimée par les pluriels "les peuples joyeux" + les termes génériques "Toute l'humanité" + expression "pour tous" → thématique ayant pour fondement une croyance religieuse particulièrement vivace : si les hommes sont égaux, c'est parce que Dieu seul a le pouvoir de s'élever au dessus des homme.  Le vers "Paternité de Dieu" est l'axe de symétrie du poème (vers numéro 18 sur un poème de 36 vers) : C'est Dieu qui empêche la tyrannie et fonde la démocratie : lexique métaphorique de la famille 

Transition : Le discours politique rendu implicite par l'écriture poétique se manifeste néanmoins à travers les procédés oratoires, l'emphase et le lyrisme hugolien qui sont propices à exprimer l'engagement.

II - Un regard subjectif sur l'Histoire contemporaine

A) Une envolée lyrique et oratoire

• Omniprésence de la première personne : "Oui, je vous le déclare, oui, je vous le répète" ; "Nous vous verrons sortir" ; "Et nous qui serons morts"  ; "Nous nous réveillerons"
• Modalité exclamative "Ô" → interjection liée au lyrisme
• Ponctuation expressive "Bannis ! Bannis ! Bannis !" ; "Cela n'est plus !" ; "Paternité de Dieu !" ; "Toute sera paix et jour !" ; "Liberté !" ; "plus de prolétaire !" ; "Au fond de nos tombeaux !" ; "Majestueux amour !"
• Alternance 2 alexandrins et 1 hexasyllabe + Nombreux enjambements → Rythme particulier qui participe à l'expression de la prophétie
• Présence de trimètres (= alexandrins en trois mesures) "Vivront, plus fiers, plus beaux" ; "Martyrs saignants, pendant que les hommes, sans maître," → vers romantique par excellence

J'ai disloqué ce grand niais d'Alexandrin

- Victor Hugo

• Présence de tétramètres (= alexandrins en quatre mesures, plus classiques) "Bannis ! Bannis ! Bannis ! c'est là la destinée." 
• Rimes plates puis embrassées "..la destinée" / "..la journée" ; "..le reflux." / "..leur nombre" / "..sur l'ombre" / "..n'est plus !"

B) Victor Hugo veut convaincre et persuader son lecteur de sa foi en l'avenir : Utilisation du registre oratoire

Le lecteur a l'impression d'entendre un discours. Le poème devient un dithyrambe qui fait l'éloge de l'avenir

Indices du registre oratoire :

• Rythme ternaire "Bannis ! Bannis ! Bannis !" ; "Martyrs saignants, pendant que les hommes, sans maître"
• Marques de la deuxième personne "Nous vous verrons" ; "Mêlant vos deux rayons" ; "je vous le répète"
• Synonymie perlucotoire "Oui, je vous le déclare, oui, je vous le répète, / Car le clairon redit ce que dit la trompette" → Parole devient thème du poème
• Parallélisme + Rythmes binaires "Oui, je vous le déclare, oui, je vous le répète, / Car le clairon redit ce que dit la trompette"
• Chiasme "Déclare" ; "Répète" / "redit" ; "dit"
• Anaphore du "oui"
• Jeu des pronoms : utilisation du "on" à valeur généralisante puis usage du "je" ; "vous" → permet d'intégrer le lecteur au raisonnement du poète ; C'est la première personne du pluriel qui achève le poème "Nous nous réveillerons pour baiser sa racine / Au fond de nos tombeaux !" → Élan de fraternité qui unit le lecteur et le poète

C) Emphase du poète

Le ton du poème est caractérisé par une forme d'emphase qui donne de la puissance à ce discours-poème :

• Présence obsédante et sonore du futur "luiront" ; "fuiront" ; "s'éteindront" ; "seront" ; "réveillerons" → leimotiv harmonique (tout ces verbes sont placés à l'hémistiche) + valeur prophétique qui renforce l'impression de puissance insistante du poème

Intonation travaillée : Protase + apodose → isocolie 

• Épanorthose "Non pour la seule France" correspond à deux protases successives et une apodose brutale rejetée "Mais pour tous" → Cadence mineure souligne la chute de la phrase pour créer un effet d'emphase

Transition : Cet enthousiasme dans la parole du poète, exprimé par une emphase toute hugolienne, est symptomatique de son engagement personnel et subjectif dans la lutte contre l'Empire de Napoléon III, mais également est ici au service d'une vision optimiste et de l'espoir en un avenir meilleur.

III - Une parole prophétique qui annonce un avenir meilleur

A la manière des grands oracles, le poète se fait interprète de la parole divine, en prédisant l'avenir. Victor Hugo reprend ici le rôle qu'il assigne au poète : celui du média entre Dieu et les hommes. En effet, "Dieu" lui "parle à voix basse" comme il le rappelle dans "Fonction poète".

L'extrait du poème épilogue "Lux" est ici essentiellement écrit au futur de l'indicatif ce qui présente une certitude dans la prophétie. Il s'agit d'annoncer l'avènement du progrès, et le début d'une nouvelle ère aux hommes. 

A) Une vision pleine d'espoir : la symbolique de la lumière et de la renaissance

La thématique de la Renaissance parcourt tout le texte :

• Évocation "deux aurores dans le même ciel bleu" + verbe "naître"
• Champ lexical de la lumière "rayons" ; "jour" ; "luire" ; "plein d'étoiles" 
• Résurrection "martyrs saignants" ; "morts" 
• Forte présence du registre cosmique "météores" ; "ciel" ; "éther"
• Préfixe du renouvellement "redit" ; "répète" ; "repris" ; "reflux"
• Pronom indéfini "Tout sera paix et jour" + verbe "croîtra" ; "couvrant l'Europe et couvrant l'Amérique" → Volonté d'inscrire le changement dans un rayonnement universel, la lumière s'étend et envahit le monde

B) L'avènement annoncé du progrès 

Le progrès est présenté comme un effet de la Providence → Importance de la dimension religieuse à la fin du poème : c'est par l'amour de Dieu que le monde va changer

• Présence obsédante et sonore du futur "luiront" ; "fuiront" ; "s'éteindront" ; "seront" ; "réveillerons" → leimotiv harmonique (tout ces verbes sont placés à l'hémistiche) + valeur prophétique qui renforce l'impression de puissance insistante du poème
• Antithèses "flux" / "reflux" ; "les mauvais jours" / "temps herueux" ; "liberté" / "serf" ; "le jour" / "la nuit" → Changement annoncé est complet
• Présent et passé associé à la "nuit", au "gouffre" tandis que le futur est associé à des métaphores lumineuses "aurores" ; "rayons"
• Comparaison "comme des météores" qui insiste sur la disparition rapide des "tyrans" → Progrès présenté comme fin de toute forme d'oppression

C) Vision idéaliste de l'avenir

Victor Hugo décrit les temps à venir comme un monde envahi de paix et dans lequel l'amour est omniprésent :

• Évocation "Tout sera paix et jour"
• Image des "colombes blanches"
• Amour qualifié de "majestueux" : adjectif entreposé + inversion → procédé d'insistance emphatique sur le substantif "amour"
• Arbre du progrès désigné par le substantif "amour" : "amour des cieux qu'il avoisine"
• Image du "baiser" vient compléter le portrait du poète amoureux de cet avenir radieux
• Adjectifs "les peuples joyeux" ; "les temps heureux" → bonheur semble être le principal but de l'homme
• Thématique des couleurs "bleu" ; "blanches" → Allusions à un parfait bonheur
• Expression spontanée du bonheur à prendre au sens figuré "Toute l'humanité chanter"

Conclusion

En définitive à travers un enthousiasme lyrique et oratoire, le poète recourt à une parole prophétique afin de donner une vision idéaliste de l'avenir qui sonne le glas de Second Empire dans son oeuvre. Il célèbre également un autre ordre que l'ordre humain : l'intervention du divin et de sa gloire qui permet l'avènement du progrès et la fin de toutes oppressions. Poète et croyant conjuguent leurs efforts dans une même dynamique et font de l'espérance un véritable acte de foi.

Fidèle à sa conception de la poésie, Victor Hugo se présente comme un poète visionnaire, prophète, mage, que le lecteur est invité à écouter dans le poème "Fonction du poète" dans Des Rayons et des Ombres (1840)