Scène de l'Aveu - La Princesse de Clèves
Introduction
Présentation générale de l'oeuvre
Mme de Lafayette :
- Femme de lettres
- Famille noble
- Vit à la cour
- Fréquente les cercles mondains et littéraires
- Amie de Mlle de Scudéry, Henriette d'Angleterre, futur duchesse d'Orléans, La Rochefoucault ➝ Amis puissants
- Liaison supposée entre elle et La Rochefoucault qui aurait participé à la rédaction de La Princesse de Clèves
- Auteur de La Princesse de Clèves, Zaïde, La Princesse de Montpensier
Elle publie La Princesse de Clèves en 1678 (Classicisme), roman considéré comme le premier roman d'analyse psychologique moderne (➝ C'est la première fois qu'on analyse psychologiquement les personages et qu'on développe les pensées interieures)
Présentation et situation du passage
Ce passage est extrait de la 3ème partie de La Princesse de Clèves. Il constitue le passage le plus connu du roman qui a fait, en son temps, l'objet de nombreux commentaires puisqu'il met en scène l'héroïne avouant à son mari avoir de l'inclination pour un autre homme : le Duc de Nemours dont elle tait le nom (celui-ci assiste à la scène, caché). Au cours de l'oeuvre, la Princesse avait déjà failli faire son aveu à deux reprises, mais ce projet fut abandonné dans les deux cas.
Cette scène a lieu alors que la Princesse, se trouvant à la campagne, est invitée par son mari à rejoindre la Cour (= lieu où se trouve Mr de Nemours). Dans un premier temps elle refuse, prétextant un besoin de repos, qui paraît suspect à son mari. Consciente de la faiblesse de son argument de façade, elle est alors contrainte de révéler la véritable raison de sa retraite. C'est ce qui motive l'aveu, et donc, le rend vraisemblable.
C'est donc une scène singulière, qui témoigne de la grandeur héroïque des personnages
En quoi peut-on parler, à propos de cet extrait, de scène sublime ?
I - Un aveu extraordinaire qui témoigne de la grandeur héroïque des personnages
A l'époque, cet aveu est inconcevable, invraisemblable comme le souligne Bussy-Rabutin dans sa critique de cette scène qu'il juge artificielle.
C'est ici la femme qui prend l'initiative de la parole et qui mène la conversation → elle inverse la représentation traditionelle des rapports mari/femme
A) Une démarche singulière
En prenant l'initiative de mettre son coeur à nu, la Princesse se distingue des autres courtisans qui dissimulent leur vie sentimentale → Héroïne exceptionelle, non conventionelle, presque telle une anomalie.
- Expression "un aveu que l'on ne fait jamais" : cet aveu est à la mesure de la passion qu'elle éprouve pour Mr de Nemours
- Proposition concessive "quelque dangereux que soit le parti que je prends" : elle a conscience de la très grande liberté qu'elle prend + des risques que sa demarche peuvent engendrer
B) Des aveux motivés, dont les raisons sont données en partie par la Princesse elle-même
Cette scène, aussi invraisemblable qu'elle puisse paraître va être rendu vraisemblable par Mme de Lafayette qui va le motiver en énonçant les raisons qui pousse l'héroïne à se confier :
- Précision de "l'innocence de sa conduite et de ses sentiments" → elle ne s'estime pas coupable
- Elle veut rester une épouse digne de son mari "me conserver digne d'être à vous" → elle respecte son mari et lui porte une profonde amitié "il faut avoir plus d'amitié et d'estime pour un mari que l'on en a jamais eu"
→ Aveu paradoxal et sublime puisque fondé sur la vertu conjugale ; le lecteur peut aussi penser que c'est pour rester digne et conserver sa gloire personelle et celle de son mari qu'elle se livre à lui
C) Un aveu implicite
La Princesse s'exprime par allusions : utilisations de termes vagues, flous, tournures abstraites, périphrases, litotes ; son langage est voilé par pudeur, c'est indescent de se livrer crûment, elle se protège alors en faisant de simple allusion à la réalité de son aveu.
- Terme abstrait "des raisons de m'éloigner" : elle évite de nommer les sentiments qu'elle éprouve et pour qui
- Terme péjoratif "les périls où se trouvent les gens de mon âge" : vision pessimiste de l'amour → toument, danger
- Généralisation "où se trouvent les gens de mon âge" : elle n'individualise son danger, elle généralise à tous les gens de son âge
- Périphrase "des sentiments qui vous déplaisent" : montre qu'elle aime un autre homme
- Litote "Je ne vous déplairai jamais par mes actions" : elle ne le trompera jamais
C'est donc un aveu partiel, voilé, contenu : il respecte la bienséance, elle n'avoue jamais pas directement qu'elle aime un autre homme, de façon à se protéger elle et à épargner son mari → Respect de la règle de bienséance
D) La réaction du mari, empreinte d'une certaine grandeur
- Hyperboles "vous me paraissez plus digne d'estime et d'admiration que tout ce qu'il y a jamais eu de femme au monde" ; "la confiance et la sincérité sont d'un prix infini" → il salue le comportement de sa femme, inouï dans l'espace et le temps
Il met en valeur la noblesse de la Princesse et valorise l'acte qu'est son aveu.
Les conséquences de l'aveu :
- Soulagement : le mari est rassuré ; il n'a pas à craindre d'être trompé car son épouse lui a avoué ses sentiments pour un autre
- Consolation : le mari se dit que l'autre homme n'est pas un rival heureux
- Sensibilité face à la noblesse de l'acte : il ne cherchera pas à se venger "je n'abuserai pas de cet aveu" → signe de grandeur
Son attitude n'est pas surprenante, elle est conforme aux conseils qu'il donnait à son ami Sancerre, trompé par da femme, Mme de Tournon pour qui il conseillait de garder de l'estime et de la recconaissance. Ici, il va jusqu'à continuer à l'aimer "je ne vous en aimerais pas moins"
Chacun des personnages cherche donc à conserver l'estime de l'autre en exprimant la vérité de ce qu'ils ressentent. C'est cette sincérité totale qui va venir contraster avec la société de l'époque.
II - Une scène théâtrale pathétique
A) Une scène de théâtre
- Par son thème : thème de l'aveu, qui de par son caractère verbal est éminemment théâtral
- Par la présence de l'amant caché (Cf. Britannicus de Racine, dans lequel Néron, amoureux de Junie assiste caché à l'entretien qu'elle a avec Britannicus) C'est un détail important car Nemours va en acquérir deux certitudes : celle de l'amour que la princesse ressent pour lui, et celle de sa fidélité envers son mari
- Par l'accent sur la gestuelle : didascalies « en se jetant à ses genoux » ; « la tête appuyée sur ses mains » ; « l'embrassant en la relevant »
- Par l'utilisation du discours direct → renforcer le caractère dramatique du passage. Le discours est constitué de deux longues tirades organisées
- Par l'emploi de sollicitations pathétiques « Et qui est-il Madame, cet homme heureux qui vous donne cette crainte ? Qu'a-t-il fait pour vous plaire ? Quel chemin a-t-il trouvé pour aller à votre cœur ?» → parole théâtralisée
- Interjection « Eh bien ! » → renforce la solennité du propos dramatique
Transition : Si les discours se veulent convaincants, ils sont aussi persuasifs par l'émotion qui s'en dégage
B) Une scène pathétique qui témoigne de la sincérité des personnages
La princesse suscite la compassion :
- Par sa physionomie « visage couvert de larmes » ; « beauté si admirable »
- Par sa position « en se jetant à genoux »
- Par son discours : champ lexical du malheur « les périls » ; « craindre » ; « faiblesse » ; « dangereux » ; « vous déplaisent » + Récurrence du « je » + ponctuation expressive + impératifs qui témoignent de sa déploration, son lamento, sa souffrance, sa détresse
Son discours est rempli de souffrance, mais elle garde le contrôle, son discours est reste très maîtrisé et très digne, elle ne perd pas le contrôle car son discours est le résultat d'un choix. Elle se retrouve seule face au monde, elle a besoin de secours : déploration de l'absence de sa mère « ou si j'avais encore madame de Chartres pour aider à me conduire » + elle supplie son mari « Ayez pitié de moi » ; « Aimez moi encore » ; « Songez »
Le Prince apparaît ici comme la figure même du désespoir :
- Il souffre de jalousie → souffrance à la mesure de l'amour qu'il porte à la Princesse
- Attitude éloquente : il ne relève pas tout de suite sa femme → prostré, manque de délicatesse = signe d'une intense douleur
- Mention de ses sentiments par expressions pathétiques hyperbolisées « il pensa mourir de douleur » ; « une affliction aussi violente que la mienne » ; « je me trouve le plus malheureux homme qui ai jamais été » ; « j'ai tout ensemble la jalousie d'un mari et celle d'un amant » ; « vous me rendez malheureux »
- Appel à la compassion « Ayez pitié de moi »
Il exprime sa douleur d'une manière simple et nue : C'est lui qui est le plus pathétique et qui suscite le plus d'émotions chez le lecteur.
La manière dont il évoque ses sentiments le rend humain (contrairement à la perfection apparente de la Princesse) :
- Série de questions « Et qui est-il, madame, cet homme heureux qui vous donne cette crainte ? » ; « Depuis quand vous plaît-il ? » ; « Qu'a-t-il fait pour vous plaire ? » ; « Quel chemin a-t-il trouvé pour aller à votre cœur ? » → il veut savoir comment un autre homme à réussi à susciter de l'amour chez sa femme, chose qu'il considère comme invraisemblable ayant échoué lui même. Il est torturé par l'identité de son rival et cherche à la faire parler, en vain
Conclusion
Cette scène est un mouvement où deux êtres d'exception rivalisent d'héroïsme, réunis par la souffrance. La parole chez la Princesse prend une fonction libératrice, mais fait souffrir les deux personnages mis en scène dans cet extrait. Cette scène, à l'image du reste du roman, est donc à l'image de la misère de la condition humaine. C'est cet aveu qui va engendrer malheur et désastre dans la suite du roman : Décès du Prince de Clèves par le chagrin, séparation de la Princesse et de Mr de Nemours, isolement de la Princesse etc..
Ouvertures :
- 2ème scène d'aveu du roman : La scène de Séparation. Mise en parallèle des deux aveux : dans la première scène, l'aveu au mari est forcé, nécessaire, il est alors implicite, comme estompé. Dans la deuxième scène, c'est un choix de la Princesse, elle n'a plus rien à cacher
- Débat, querelle qui à eu lieu autour de cette scène à l'époque lancée par l'enquête de Donneau de Visé, directeur de Mercure Galant, pour savoir si les lecteurs jugeaient plausible et vraisemblable cette scène d'aveu
- Scène lorsque Phèdre apprend les sentiments d'Hippolyte pour Aricie (Racine, Phèdre, acte IV, scène 6) Les deux personnages (Phèdre et le Prince de Clèves) éprouvent le même sentiment de jalousie qu'ils expriment de la même manière : ils sont tous les deux stupéfaits d'apprendre qu'un autre a réussi à susciter de l'amour chez l'être aimé alors qu'eux mêmes ont échoué, puis ils s'interrogent de la même façon sur ce mystère