Supplément au voyage de Bougainville, Diderot

06/11/2016

Le XVIIIème siècle n'est pas seulement le siècle des "philosophes", il est également celui de nombreuses découvertes et explorations, telle l'expédition menée par Louis Antoine de Bougainville.

Diderot :

  • Philosophe des Lumières
  • Auteur de l'Encyclopédie

Il s'oppose vivement à la politique coloniale de l'Europe et livre ses réflexions en réponse au récit de l'avocat mathématicien Bougainville dans un conte philosophique intitulé Supplément au Voyage de Bougainville. 

Il y présente un éloge de la vie naturelle reposant sur le mythe du Bon Sauvage. Il utilise ce mythe pour développer sa critique et dénoncer l'attitude des colonisateurs européens.

Dans l'extrait étudié, Diderot met en scène un vieillard tahitien qui tient un discours à l'attention de Bougainville. C'est un discours structuré en deux parties, l'une adressée aux tahitiens pour leur prédire un avenir d'esclaves, l'autre qui prend à partie Bougainville lui-même pour dénoncer l'attitude des colonisateurs.

Comment le discours argumentatif du vieu Tahitien dénonce-t-il la corruption de la vie sauvage et la destruction de leur bonheur par les européens ?


I - Le discours oratoire du tahitien présente des situations d'énonciations diverses


A) Un discours oratoire et éloquent

L'implication du locateur est rendue sensible par plusieurs procédés.

Énonciation au discours direct :

  • Système du présent
  • Phrases interrogatives et exclamatives → ponctuation forte
  • Impératifs "Pleurez" ; "Laisse-nous nos moeurs" 
  • Verbes de paroles "s'adressant" ; "il ajouta" → c'est le vieu tahitien lui-même qui prend la parole


  • Omniprésence 1ère personne du pluriel "nous sommes" ; "tu es entré dans nos cabanes" → il parle au nom de sa communauté, il se fait porte-parole des tahitiens aupès de Bougainville
  • Dominance de la 2ème personne (singulier + pluriel) → éloquence du tahitien s'adresse à son auditoire + il interpelle Bougainville avec la formule "toi"

Cette structure énonciative a un impact émotif évident : c'est une victime qui prend la parole :

  • exprime sa colère
  • exprime sa douleur

Cette passion et ces sentiments sont évoqués à travers :

  • Ponctuatione expressive "toi chef des brigands qui t'obéissent !" ; "Orou !
  • Apostrophe "malheureux tahitiens !"
  • Questions rhétoriques → dynamise le texte, maintien de l'attention, semble s'adresser au lecteur lui-même (double énonciation)

B) Le rôle des divers interlocuteurs

L'emploi des pronoms met en évidence une opposition entre deux groupes :

  • La nature de la vie sauvage des tahitiens
  • Les actions négatives des européens

Dans le discours du tahitien, "tu" est sujet des verbes d'actions au passé composé : "tu as tenté" ; "tu as prêché" ; "tu as partagé" ; "tu es venu" récapitule les méfaits des européens représentés par Bougainville

A l'inverse, le "nous" se trouve complément de ces verbes d'actions "tu nous as prêché" ; "tu as partagé ce privilège avec nous" ; "tu as tenté d'effacer de nos âmes" → tahitiens subissent les actions des colonisateurs, victimes

  • Rythme binaire des lignes 10 à 18 met en valeur cette opposition entre les deux peuples par l'emploi de la conjonction de coordination "et"rapport logique d'opposition implicite
  • Situation hypothétique inversée dans un argument par l'absurde avec l'emploi du conditionnel "penserais-tu" 
  • Subordonnée circosntancielle d'hypothèse "Si un tahitien débarquait un jour sur vos côtes" → renversement de situation, révolution qui permet d'inverser les rôlesentre occidentaux et sauvages + mise en évidence de la relativité des choses par le regard étranger

Le tahitien, par ses nombreux reproches et la victimisation de son peuple exprime son indignation et sa colère. Mais il cherche également une prise de conscience de la part de ses auditeurs.

C) Une subversion du discours oratoire antique

Diderot choisi de faire tenir le discours anti-colonialiste du tahitien sous la forme la plus occidentale qui soit : celle de la rhétorique d'Aristote formée de quatre phases :

  1. Exorde (destinée à disposer les interlocuteur à vous écouter favorablement, on met tout en isage pour attirer l'attention)
  2. Narration (exposition des faits, doit être brêve. Usage de style coupé, de simplicité et de naturel)
  3. Preuve (arguments et exemples)
  4. Péroraison (conclusion du discours, remuer les coeurs et les passions)

On retrouve cette rhétorique dans le texte de Diderot :

  • Exorde : de "Pleurez, malheureux Tahitiens !" jusqu'à "Qu'ils s'éloignent et qu'ils vivent'
  • Narration : de "Puis s'adressant à Bougainville" à "Ce pays est à nous"
  • Preuve : de "Ce pays est à toi !" à "Nous avons respecté notre image en toi."
  • Péroraison : de "Laisse-nous nos moeurs" à "ni de tes vetus chimériques."

C'est un discours qui oscille entre :

  • Genre judiciaire : véritable réquisitoire qui rappelle les méfaits commis par les colonisateurs
  • Genre épidictique : insiste sur le blâme de Bougainville et des européens colonisateurs contre l'éloge de la vie sauvage

Il s'agit la d'une utilisation parodique de la rhétorique antique. En effet, qui parle ici de réalité ? L'utilisation d'un discours très structuré, selon les lois de la rhétorique européenne ôte toute réalité au discours d'un sauvage innocent et ignorant qu'est censé être le vieux tahitien. Diderot emploie certes un vocabulaire propre au sauvage "un morceau de bois" ; "le fer qui pend" ; "ce que tu appelles.." mais derrière cette prise de parole, c'est évidemment l'auteur instruit qui présente ses propres arguments anti-colonialistes aux lecteurs européens.

II - Opposition entre civilisation et vie sauvage

Derrière la narration des agissements occidentaux et la présentation du comportement des tahitiens se dessinent 2 modes de vie antithétiques :

A) Une civilisation brutale et destructrice dont on fait le blâme

  • Champ lexical à connotation péjorative pour désigner le peuple européens "hommes ambitieux et méchants" ; "brigands" ; "nuire" ; "féroce" ; "haïr" ; "égorger" ; "sang" ; "esclavage" ; "vol" ; "asservir" → mise en évidence d'une relation entre les européens et la violence, domination, refus des valeurs d'autrui, esprit de profit
  • Expression "un jour vous servirez sous eux aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu'eux" → critique d'un point de vue moral, associée aux vices et à la corruption des moeurs
  • Européen associé à son siècle et à l'histoire : quand le tahitien demande "t'avons nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ?", il fait allusion à l'enrôlement forcé des peuples conquis + quand il intrerroge "t'avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ?" c'est au commerce triangulaire et à l'esclavage qu'il fait référence + évocation ironique des "inutiles lumières" tourne ne dérision le progrès et la science propres à la pensée philosophique du XVIIIème siècle

B) Éloge de la vie sauvage

Ce qui constitue la vie sauvage des tahitiens dans ce texte prend sa source dans La Bétique de Fénélon, ou Les Aventures de Télémaque

On peut en dégager les caractéristiques suivantes :

- Une utopie du bonheur

Représentation d'un modèle social qui vise au bonheur de ses membres : Bonheur comme objet de l'utopie.

  • Rythme binaire + parallélisme "nous sommes innocents, nous sommes heureux" suggère une relation de cause à effet : état d'innocence lié à la "nature" et considéré comme une forme d' "ignorance" permet le bonheur

Grande question du XVIIIème siècle qu'est la quête du bonheur : il est ici rendu possible par l'inscription dans la nature. La représentation d'un idéal de vie qui renvoie aussi aux nécessités d'une nature humaine, aux besoins naturels de l'homme

- Absence de toute forme de propriétés

  • Phrases brèves "Ici tout est à tous" ; "communes"

Ce n'est pas un idéal politique mais moral. C'est une utopie, une projection imaginaire. L'idéal moral (sobriété, partage) l'emporte sur l'idée d'un programme politique (communisme), on est ici hors du temps.

Ce refus de propriétés s'applique aux biens et aux hommes : la polygamie est le propre de cette vie sauvage "nos filles et nos femmes nous sont communes" + esclavage est rejeté

- Importance de la liberté

  • Formule catégorique "Nous sommes libres" → la liberté est une valeur fondamentale

- Utopie de la frugalité et de la simplicité

Chez Fénelon, c'est l'idée directrice, pas chez Diderot. Toutefois, le refus des "besoins superflus" pour favoriser le "nécessaire et bon" est caractéristique de cette frugalité

  • Récurrence des termes signifiant de la possession "nous avons" ; "nous possédons" s'applique au nécessaire
  • Expressions "besoins superflus" ; "biens imaginaires" ; "besoins factices" → les tahitiens rejettent le superflu qui est propre aux européens


III - Critique virulente de la colonisation

A) Instauration d'un pouvoir tyrannique et injuste

La colonisation est montrée comme une prise de pouvoir tyrannique, une véritable dictature sur un pays et un peuple que rien ne justifie ni n'autorise. Cela explique l'indignation du vieillard et autorise la révolte pour "défendre sa liberté et mourir". Les colonisateurs prennent possession :

  • d'un pays "ce pays est à nous"
  • d'un peuple : champ lexical de l'esclavage "vous enchaîner" ; "vous assujettir" ; "vous servirez" ; "faire des esclaves" ; "tu veux nous asservir" ; "celui dont tu veux t'emparer"

Le vieu tahitien dénonce le fait que le droit naturel n'autorise nullement ce pouvoir qu'ils imposent :

  • Questions rhétoriques "parce que tu y as mis le pied" ; "Tu n'es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc pour faire des esclaves ?" ; "quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait sur toi ?" registre polémique
  • Comparaison "comme de la brute" dénonce une animalisation du tahitien qui le rabaisse et justifie sa mise en esclavage pour les colonisateurs → réfuté par le vieux tahitien

L'affirmation de l'égalité et de la fraternité parmi les hommes rejette toute possibilité de domination : "Le tahitien est ton frère" ; "deux enfants de la nature" ; "nous avons respecté notre image en toi"

B) Ethnocentrisme et relativisme en question

Le comportement des colonisateurs que dénonce le vieillard révèle un certain ethnocentrisme de la part de ceux-ci. C'est ainsi qu'ils jugent les Tahitiens ignorants parce qu'ils n'ont pas les mêmes connaissances ni le même mode de vie qu'eux : "ce que tu appelles notre ignorance" ; "sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus ?"

Le discours du vieux Tahitien, (et de Diderot) impose au lecteur européen une réflexion apte à rompre avec cet ethnocentrisme et prendre conscience au contraire du relartivisme. Il s'agit dès lors de se mettre à la place de l'autre pour mieux le comprendre. Le motif du regard étranger est un des procédés utilisé par Diderot pour permettre au lecteur de prendre conscience de la relativité des choses "Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu ?" et également porter un regard critique sur son propre mode de vie.

Conclusion

En définitive, le discours prophétique et indigné du vieux Tahitien est une véritable argumentation indirecte au service de la thèse diderotienne qui dénonce la colonisation comme l'occasion d'imposer un pouvoir dictatorial intolérable sur un pays et un peuple. Le "Mythe du bon sauvage" inspiré de "La Bétique" de Fénelon, permet également au philosophe de critiquer l'imperfection, la corruption et les excès du mode de vie européen par le biais du regard étranger.

Ouverture :










 

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