Un hémisphère dans une chevelure

13/05/2017

Texte

"Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l'odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l'eau d'une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l'air.
Si tu pouvais savoir tout ce que je vois! tout ce que je sens! tout ce que j'entends dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l'âme des autres hommes sur la musique.
Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l'espace est plus bleu et plus profond, où l'atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.
Dans l'océan de ta chevelure, j'entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d'hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l'éternelle chaleur.
Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d'un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.
Dans l'ardent foyer de ta chevelure, je respire l'odeur du tabac mêlé à l'opium et au sucre; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l'infini de l'azur tropical; sur les rivages duvetés de ta chevelure je m'enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l'huile de coco.
Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs."


Ce poème appartient au recueil "Petits poèmes en prose" écrit par Baudelaire en 1857. Il reprend le poème "La Chevelure" extrait des Fleurs du Mal (1859). Contrairement aux autres réécritures, ici le poème en prose a été rédigé avant celui en vers.

Tel est le vers essentiel et primordial : une idée isolée par du blanc

- Claudel

Or ici, on peut retrouver le blanc dans ce qui sépare les paragraphes. On aurait donc un poème en 7 strophes ?

De plus, le titre du poème annonce clairement son appartenance au genre poétique : "poème exotique" (= double titre du recueil)

Signification double titre "Un hémisphère dans une chevelure"

Le terme "hémisphère" fait référence à la moitié du globe terrestre, ici on comprend qu'il s'agit de la partie orientale de la terre puisqu'au XIXème siècle l'orient est caractérisé par son exotisme → "poème exotique"

Si Baudelaire décrit une moitié du globe terrestre dans son poème cela laisse à penser qu'il existe une autre moitié dont il ne parle pas. Cette dualité rappelle la double identité générique du poème en prose qui est à la fois prose ET poésie. La terre est donc l'image de la poésie en prose, car composée de deux hémisphères comme la poésie en prose est composée de deux thèmes. Le poème en prose contient alors en concentré un univers entier et non un seul hémisphère. Dans le poème cet hémisphère est à l'intérieur de la chevelure, la chevelure s'apparente donc à la terre. Or, la terre est l'image de la poésie en prose → La chevelure est donc métaphore de la poésie en prose


Comment la célébration amoureuse permet-elle la quête poétique d'un ailleurs dans ce poème en prose ?

I - La célébration d'un ailleurs à travers l'évocation de la chevelure


A) Adresse à la femme aimée représentée par la chevelure

  • Emploi impératif dans l'anaphore "Laisse moi (...) longtemps" → prière adressée à la femme aimée

La femme dont il est question semble être Jeanne Duval (elle est aussi l'inspiratrice du poème "La Chevelure" et "Parfum exotique") :

  • Éléments de description peu nombreux "tes tresses lourdes et noires" ; "cheveux élastiques et rebelles"
  • Synecdoque "tes cheveux" → point de départ de la rêverie du poète
  • Tutoiement "si tu pouvais" ; "l'odeur de tes cheveux" ; "ta chevelure" intimité de la relation amoureuse. Mais cette intimité semble relative, uniquement physique et est remise en question car la communication semble impossible "Si tu pouvais avoir..."

B) Érotisme à peine voilé

  • Rythme binaire de la phrase donné par la comparaison du poète à un "homme altéré" et celle des cheveux de la femme à "l'eau de source"

L'image de l'homme altéré et de la source vient se substituer à l'image du couple. L'homme a soif, il désire tandis que les cheveux de la femme vont venir désaltérer, apaiser ce désir. Le comparant fait que la figure masculine semble en manque de quelque chose → expression du désir érotique

Le tableau exotique renvoie à un érotisme implicite qui vient se surimposer au paysage maritime.

 Érotisme évoqué par :

  • Vocabulaire "charmants" ; "parfumés" ; "moussons" ; "profond"
  • Allitération en (P) "l'espace est plus bleu et plus profond" ; "parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine."
  • Évocation de la "peau humaine" dans le rythme ternaire
  • Lexique à connotations érotiques "chaleur" ; "prélasse" 
  • Personnification du ciel qui se "prélasse" implique le corps de la femme 

La femme n'est pas métaphorisée par la nature, c'est la nature qui est qui est personnifiée par l'évocation implicite de la femme 

  • Allitérations en (R) (B) (P) "bercées par le roulis imperceptible du port" rythme évoque les mouvements amoureux
  • Paronomase "les langueurs des longues heures" → illustre les caresses, sonorités douces
  • Évocation de l'"ardent foyer"
  • Omniprésence des sens avec un crescendo sensuel jusqu'au verbe "mordiller" et "manger" → confusion des amants l'un dans l'autre

C) Synesthésies font de ce moment une expérience sensuelle et sensorielle

Les 5 sens du poète se mêlent pour créer sa rêverie établissant des correspondances entre ses perceptions → synesthésies

  • Ryhtme ternaire dans l'anaphore "Tout ce que je vois ! Tout ce que je sens ! Tout ce que j'entends" parallélisme entre la vue, l'odorat et l'ouïe
  • Comparaison "comme l'âme des autres hommes sur la musique" → l'odeur des cheveux s'apparente au bonheur ressenti par les hommes lorsqu'ils écoutent de la musique

Les 5 sens sont sollicités dans le texte :

  • Odorat  : "Laisse moi respirer" ; "l'odeur" ; "odorant" ; "je sens" ; "le parfum" ; "atmosphère parfumée" ; "je respire l'odeur" ; "musc" ; "huile de coco"
  • Vue : "je vois" ; "j'entrevois" ; "je vois resplendir"
  • Ouïe : "j'entends" ; "la musique" ; chants mélancoliques"
  • Toucher : "les agiter avec ma main" ; "les caresses de ta chevelure" 
  • Goût : "mordre" ; "mordille" ; "que je mange"

→ Baudelaire construit un univers sensoriel très appuyé


Transition : Ce sont des correspondances horizontales qui permettent alors l'émegence de la rêverie du poète, et qui vont lui permettre d'accéder à un ailleurs poétique


II - La rêverie du poète le transporte vers un ailleux exotique

Le rêve va se substituer à la réalité → les comparants vont prendre le dessus sur les comparés.

Le poète accède alors à un Idéal rêvé dans ce "poème exotique", on ne voit plus les deux corps enlacés decrits, on ne voit plus que l'idéal exotique décrit.

A) Thème du voyage, du transfert, du déplacement

  • Verbes de mouvement "Mon âme voyage" ; "me portent vers" → déplacement imaginaire, voyage immobile. Si l'âme se déplace, le corps reste où il est
  • Champ lexical du voyage maritime "plein de voilures et de mâtures" ; "de grandes mers" ; "l'océan" ; "de navires" ; "port" ; "rivages" → importance de la poéticité dans le texte : l'évocation des vagues décrivent l'ondulation de la rêverie
  • Évocation du fait d'agiter "un mouchoir odorant" → Rappel symbolique du geste d'adieu avant un départ en voyage
  • Évocation du voyage intérieur exotique "de charmants climats" ; "tabac" ; "opium" ; "sucre" ; "azur tropical" ; "musc et de l'huile de coco"
  • Voyage mental manifeste du passage de comparé au comparant déplacement poétique, le déplacement se fait aussi par le vocabulaire : Hypertrophie évidente + Analogies distendues → correspondances verticales 
  • Anaphore + métaphore "dans l'océan de ta chevelure" ; "dans les caresses de ta chevelure" ; "dans l'ardent foyer de ta chevelure" amplification du comparant qui est antéposé au comparé (la chevelure vient en dernier). Le lecteur a donc tendance à oublier qu'il s'agit d'une chevelure.

B) Un ailleurs qui figure l'Idéal

C'est donc un déplacement par bateau qui est évoqué, mais il reste un voyage irréel, imaginaire, intérieur : "Mon âme voyage". L'auteur précise le caractère imaginaire du voyage "tes cheveux contiennent tout un rêve"

  • Superlatifs "charmants climats où l'espace est plus bleu et plus profond , où l'atmosphère est parfumée" → Description d'un paradis, locus amoenus, un idéal  
  • Évocation implicite de l'Âge d'Or
  • Allitérations en (M) "grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats" ; "fourmillant de chants mélancoliques"

C) Déplacement spatial qui se fait temporel 

Ce déplacement spatial devient aussi un voyage dans le temps entre le présent et le passé "des souvenirs"

  • Mise en valeur du retour dans le passé par la mémoire "je retrouve les langueurs des longues heures" → paronomase
  • Évocation des "souvenirs" qui sont réifiés car deviennent aliments et qui montre que le voyage est plus temporel que spatial → chute étonnante

C'est un retour à la réalité illustrée par la circularité du poème évoquée par le "Laisse moi... longtemps" repété au début et à la fin du poème. Il semble alors qu'à travers la chevelure le poète cherche à moins s'unir avec le corps de la femme qu'à retrouver un passé perdu et mythique.

III - Poéticité du poème en prose

A) Un poème très structuré

On observe une très grande précision dans la structure du poème en prose:

  • Circularité du poème avec un effet de clausule "Laisse moi respirer longtemps" / "Laisse moi mordre longtemps" → la fin se replie sur le début
  • Brieveté du texte
  • Texte en 7 paragraphes → renvoie aux 7 strophes du poème en vers des Fleurs du Mal, longueurs très proches : régularité + rythme. La strucure du texte s'appuie sur la versification
  • Parallélisme "Laisse moi.. ..cheveux" / "Laisse moi.. ..tresses"
  • Échos sonores et lexicaux
  • Retour à la réalité avec l'évocation des cheveux au début et à la fin du texte alors que le centre du poème est basé sur l'idéal du voyage.

B) Usage des sonorités et du ryhtme

  • Répétitions + Anaphores → rythme sonore, sonorités insistantes
  • Allitérations en (M)
  • Travail sur les rythmes binaires et ternaires
  • Anaphore "De ta chevelure" 
  • Présence de vers "il me semble que je mange tes souvenirs" → alexandrin

C) Lexique et images poétiques

  • Vocabulaire soutenu
  • Champ lexical du rêve et de l'exotisme
  • Abondance de métaphores poétiques
  • Lexique valorisant
  • Abondance de comparaisons → densité du sens puisque les images s'ajoutent les unes aux autres

Conclusion

Ce poème fait le pendant à La Chevelure des Fleurs du Mal et développe de la même façon les voyages interieur qu'effectue le poète vers un imaginaire : déplacement spatial + temporel. Ce moment d'harmonie dans le couple est transfiguré par le voyage et la sensualité du texte qui permet l'évasion. On observe la présence de correspondances verticales et horizontales mélangées.

Ouverture :

  • Parfum exotique, Les Fleurs du Mal → mêmes idées de voyage par le parfum
  • Correspondances, Les Fleurs du Mal → Mise en valeur des correspondances dans le texte
  • La Chevelure, Les Fleurs du Mal→ pendant au texte
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